Mark Rothko (exposition)

Il y a 25 ans, le Musée d’art moderne de la ville de Paris avait consacré une exposition à Mark Rothko. Puis, la Fondation Beyeler deux ans plus tard. La Fondation Louis Vuitton propose une nouvelle exposition jusqu’au 2 avril 2024.

Dans ce cadre, plusieurs manifestations ou publications trouvent place, notamment la réédition du livre remanié de Annie Cohen-Solal, Mark Rothko, Folio, Gallimard 2023. M.-A. Ouaknin a reçu l’autrice dans deux émissions de Talmudiques, les deux derniers dimanches de décembre 2023.

Que se passe-t-il quand on déambule et plus encore s’assoit devant les toiles de Rothko ? On rappelle qu’il donna des consignes précises pour l’accrochage, toiles à deux ou trois dizaines de centimètres du sol, lumière tamisée, mur des cimaises « coquille d’œuf ».

Comme en 1999 et 2001, l’exposition est chronologique et, si l’on est certes intéressé par les travaux d’avant 1950, on entre dans un autre univers quand on se retrouve face aux grands panneaux, avec leurs rectangles vibrants, « stridents de couleur », flottant l’un au-dessous de l’autre. Les différents espaces du bâtiment de Frank Gehry permettent des ambiances chaque fois originales. Il y a les grandes salles où sont accrochées plus d’une dizaine de toiles ou, comme pour un cabinet de travail, les quelques mètres-carré qui enveloppent le visiteur comme dans un cocon, une matrice. On retrouve l’idée des Rothko’s rooms de différents musées et de la chapelle de Houston. Toujours est offerte une impression d’entrer dans l’espace, de toucher l’espace, ce qui n’est déjà pas rien, alors même que, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les toiles ne sont « que » surface.

Blue, Orange, Red, 1961 (détail)

De même, on entre dans la toile, ou plutôt chacune nous absorbe, nous embrasse, faisant toucher la couleur, parfois vive, parfois sombre à l’excès, parfois grise. La couleur devient matière. Le spectateur, si l’on ose dire, est incité à participer à ce qu’il voit, à passer de ce qu’il voit à sa propre vie que la toile lui offre en miroir. C’est que le peintre essaie de raconter autre chose que le déjà connu en permettant d’expérimenter une manière d’être que la toile ordonne. On sort de l’exposition apaisé, reposé, ne sachant plus quand ni où commence et finit le monde ‑ certainement pas à ce qui nous enserre, encadre ‑, ne souhaitant plus en être préoccupé. Autre paradoxe, ce qui referme l’espace et le temps les ouvrent infiniment. L’espace de la toile devait « devenir quelque chose par lequel on pouvait entrer. Les tableaux étaient des portes donnant vers l’inconnu. » Il y a de l’exil dans cette expérience, comme Abraham « parti sans savoir où ». La matière se fait espace, l’aplat énergie, la couleur forme et même « silence solennel » (S. Preston). Comme si l’oxymore seul permettait de parler des toiles de Rothko, « luxuriance que l’austérité laisse transparaître ».

Le travail du peintre est éthique, non comme message ou leçon de morale, mais comme acte, « une forme d’action sociale » dit Rothko, tikoun olam, dit Ouaknin à la suite de Cohen-Solal, réparation du monde par un engagement politique, lutte des classes, critique du capitalisme dans le marché de l’art, justice sociale. D’une part, toute forme nationaliste, isolationniste d’art, comme le dit un ami peintre pendant le second conflit mondial « n’est qu’une autre forme d’hitlérisme », d’autre part, ainsi que l’écrit Rothko, « une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. » Le spectateur sensible, l’ami, n’est pas celui que Rothko a rencontré et aimé, lui qui s’est fâché avec tant de monde, mais celui qui accepte d’être ami bien au-delà de ce que les circonstances imposent, ami de quiconque, en humanité, celui qui refuse de réduire le monde à son champ, son territoire, nation contre d’autres.

Le jeune enfant juif aura-t-il gravé en la mémoire du vieux peintre que l’interdit de la représentation ou équivalemment celui de prononcer le Nom n’est autre que la condamnation de l’idolâtrie, laquelle flanque dans l’identité sa divinité tutélaire. Avec la couleur, Rothko fait résonner le Nom sans nom en épelant la vibration du monde au rythme de la beauté et de la justice. A défaut de réparer le monde, on peut au moins en prendre soin et, le voir, le contempler, le toucher, le pénétrer, l’art le rend possible.

Untitled vers 1970 et Giacometti, L’homme qui marche I, 1960

M. Amoudi, Les conditions idéales (roman)

Mokhtar Amoudi, Les conditions idéales, Gallimard, Paris 2023

Le Prix Goncourt des détenus 2023 a jeté encore un peu plus de lumière sur le roman de Mokhtar Amoudi, récit d’une adolescence en cité. Le décor est planté dès les premières lignes, une vie comprise par celui qui n’est encore qu’enfant : « Le cauchemar, il veut me tuer ! » « J’aime pas vivre, j’ai voulu casser ma tête. » « Je m’étais persuadé ; j’étais mauvais et inutile à tous puisqu’en temps de paix, on n’abandonne pas son enfant. On m’avait maudit à la naissance. / Je vivais une aventure étrange, celle de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance. »

A la toute fin, comme on écho, au moment de quitter l’enfance, on lit : « Partir c’est difficile, c’est mourir qui est simple. » Tout le texte est parsemé de formules bien frappées et contrintuitives, à l’encontre du moins des évidences, quand on ne sait pas déjà ce dont demain sera fait. « On ne naît qu’une fois, après, c’est trop tard. » On a plaisir à lire et du mal à lâcher les personnages, ne serait-ce que quelques instants.

Le récit est un peu à la façon de Kertesz ou de Match Point de W. Allen, comme si l’on ne savait pas, comme si les conséquences du choix ou du hasard de l’instant étaient inconnues, insoupçonnées. Dire oui ou non peut créer les conditions idéales. Idéales selon quel point de vue : celui d’une carrière de délinquant ou d’une sortie de la délinquance, celui de l’espoir qui rachète la vie cassée d’une mère ou justifie le travail d’une assistante sociale, celui d’une voie originale et propre que pourrait enfin choisir le jeune adulte. [Le personnage principal] « raconte de tout petits éléments qui change sa direction. Ça tient à pas grand-chose. Il n’y a pas de point de bascule, il n’y a pas de choix. Il ne choisit pas la mauvaise voie ou au contraire la bonne ; pour autant, il n’est pas victime d’un système, il est responsable de ce qu’il vit. » (A. Leiris) On n’est pas dans la leçon de morale, dans le jugement mais dans une volonté de nommer les choses ne serait-ce que pour se les approprier et essayer de comprendre. De ce point de vue, on pourrait parler d’un récit initiatique, apprentissage de la vie.

Qui aimer, comment aimer, à qui se fier, qui suivre, dans les pas de qui marcher ? Ce sont les questions que l’on entend derrière les barreaux, lorsqu’une incarcération met un coup d’arrêt, provisoire ou définitif, au cycle des infractions des jeunes détenus. Est-il possible de ne pas replonger ? Comment échapper à la maladie psychiatrique qui concerne tant de personnes marquées comme au fer par un traumatisme quasi héréditaire, frères, mères, enfants de l’ASE, etc. ? Est-il possible de choisir une autre vie, lorsque la vie des cités est tout de la vie, et tout autant lorsque la vie des quartiers plus favorisés socialement peut être mortelle, tellement, comédie sociale. Quelques pages décrivent ces autres milieux avec une espièglerie jubilatoire.

Il n’y a peut-être que les toutes dernières pages qui soient ratées. Pas sûr qu’on ait besoin de refermer tous les chapitres, de prendre des nouvelles de tous ceux que le texte a fait rencontrer, que l’on a aimés ou à peine remarqués, ignorés. En rester à Marx, discrètement sollicité, aurait fait une bonne conclusion.

Autant qu’on puisse en juger, rien n’est forcé, caricature ou poncif. L’Islam et Fouad l’Imam, sa bonté, la superstition et la désaffection de la foi, pénètrent l’ordinaire des jours autant qu’ils restent en définitive marginaux. Dieu n’est-il le nom que d’un impossible désiré ? Sa miséricorde qui lui donne un de ses noms peut-elle être sans cesse contredite dans les faits autant que dans les discours ? La vertu d’une religion ne réside-t-elle qu’en ce qu’elle permet d’échapper au pire, Dieu n’aime pas les jeux d’argent, la vengeance, et tant d’autres choses dont les interdits pourraient à courte échéance nous garder ?

Quelques questions qui rejoignent celles que le roman pose plus explicitement, y compris dans un effet miroir. « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez vous ? » Qu’est-ce qu’un bon roman, un « choc littéraire » ? Le lecteur ne peut guère se dérober.

R. Franc, Je vais bien (roman)

Régis FRANC, Je vais bien, Les Presses de la cité, Paris 2023

Ils sont nombreux ceux dont la vie, sans être horrible, ne permet pas de trouver le bonheur. Ce n’est juste « pas terrible », à tous les sens du terme, a priori banal. Est-ce de leur faute, comme s’ils avaient refusé de se faire jardinier de joie ? « Dire par le menu ce que furent leur vie, autrement qu’en mots convenus. Incapables d’explorer le détail, qui toujours est ce rien sans importance qui dit plus et mieux. Comme si leur vie, leurs jours ne valaient pas grand-chose et qu’il en soit ainsi pour les siècles. […] Je ne me sens aucun talent pour inventer […]. On n’entre pas dans la chambre des parents. »

Rupture de la transmission dans un monde ouvrier, ou plutôt du petit artisanat d’une ruralité sans richesses, mort de la mère alors que les enfants sont encore petits, incapacité des adultes à se mettre à hauteur d’enfants pour entendre, comprendre. Les profs comme les parents préfèrent crier, menacer voire frapper que se creuser la tête. Et l’enfant fait ce qu’ils font, ne pas se creuser la tête, quand bien même tout de la vie lui pose question, lui creuse la tête.

Cela pourrait faire une histoire de plus sur la faillite des familles, dont il est vrai, on ne sait pas bien ce qu’elles auraient dû ou pu faire de plus ou de mieux. Mais surtout, vient un temps où s’impose la suspension du jugement – qui sommes-nous pour juger ? ‑, pourquoi d’ailleurs faudrait-il juger ?

L’interdit de juger – et tu ne seras pas juger – s’oppose à un atavisme trop humain, réclame un effort pour être à hauteur… d’aïeux. Le recul cynique de l’auteur pourrait être le moyen de respecter l’interdit, meilleure façon de ne pas prendre les promesses non tenues de la vie en pleine figure et bricoler à son tour une existence si semblable dans ses différences mêmes, vie recommencée, un métier, des enfants. « Cette sensation d’avoir atterri nulle part et de n’être attendu par personne. [… Il] « aura de la chance » prédit la sage-femme. J’aime à le croire. »

Le cynisme n’empêche pas d’aimer ni de respecter. Au contraire, il permet de ne pas se faire une montagne des incompréhensions de sorte qu’il ne peut s’agir d’en vouloir à qui que ce soit et d’inventer la paix, d’aller et venir dans la paix. « Je vais bien », en définitive.

Mendelessohn, Elias, Opéra de Lyon

Faut-il se croire benoîtement éclairé pour penser qu’il faut attendre les Lumières ou le XXIe siècle pour frémir d’horreur à la violence du cycle d’Elie, dans le Livre des rois ? Faut-il déclarer magnanime et ouvert d’esprit que les textes bibliques parlent même au non-croyant, bien sûr non pour asséner une Puissance supérieure à laquelle on ne saurait désormais croire, mais au moins pour dénoncer le fanatisme des foules et des prophètes ? D’ailleurs, le prophète lui-même s’affronte littéralement à la versatilité d’un peuple mal dégrossi, costumé en Monsieur tout le monde, un rien étriqué et rétro, juste quelques décennies d’attardement.

Faut-il pour s’emparer aujourd’hui d’une partition des années 1850 proposer un décor hideux, déjà vu plusieurs fois dans cette même salle, des grilles métalliques, de l’eau qui tombe des cintres, du sang. Pendant tout l’oratorio, les chanteurs se meuvent au milieu de cartons déchirés. On aurait fait cela dans un centre aéré, allant récupérer au supermarché du coin, de vaste plaques de ce carton, pour confectionner des décors à moindre coût.

Sans la laideur des décors, aurions-nous pu croire au conte de fée, à la légende biblique ? Nous en voilà définitivement protégés.

Evidemment, costumier, metteur en scène et décorateur ne sont pas ignares ni sans ressources. Quelques mises en perspectives sont réussies. Le mouvement des échelles dans la lumière en fond de scène suggère aussi astucieusement que sensiblement le char de feu qui emporte le prophète. Le gros plan filmé du visage d’Elie au moment où musiques et textes disent son doute donne comme à voir ses hésitations, son hébétude, lorsqu’il est perdu de ne plus rien comprendre. On n’énonce pas ce qu’il pense, il n’y a pas de message, mais là encore l’on suggère et fait ressentir sa déréliction.

La folle du prophète et du peuple, à l’instar d’un fou du roi, suffisait intelligemment à exprimer le scepticisme devant l’intrusion du divin. On ne comprend rien à ce Dieu veut : le juste est persécuté, la reine assassine jubile de la possession de son pouvoir, le miracle qui sauve un enfant n’empêche pas que tout un peuple, y compris des enfants, se meure, assoiffé par la sécheresse. C’est que le mot dieu est dangereux, ce que l’on attend par dieu. Le détruire est une nécessité salutaire mais n’est pas tant l’affaire de ceux qui s’en passent. Les pourfendeurs les plus décidés sont à chercher du côté des disciples. Dommage que la mise en scène ne le dise pas alors que c’est l’une des nouveautés incroyables du cycle d’Elie. Pourquoi faut-il que la veuve de Sarepta soit violée ? Est cette intrusion divine qui la bafoue et la massacre. Comme une prostituée, elle chante un peu plus tard le trisagion et la louange. Après tout, ce sont les humiliés qui montent l’échelle mystique.

Les chœurs et Elie sont les deux protagonistes. Ils ne quittent pas la scène durant le deux heures trente de l’œuvre. Ils interprètent magnifiquement la partition, soutenus ou alternant avec un orchestre d’une grande clarté. Le chef ne confond pas le gros orchestre romantique de Mendelssohn avec celui d’un Bruckner, et c’est un régal. Certes, il y a quelques coups d’éclats, pourtant, l’impression générale est celle d’une douce prière, murmurée, telle la voix de fin silence à l’Horeb. Rien que pour cette lisibilité de la partition, la beauté des timbres instrumentaux et vocaux, la production mérite que l’on passe par-dessus décor, mise en scène et costume.

Prier deux heures trente, c’est la force d’un oratorio de le rendre possible. Bach est la figure tutélaire, cité à plusieurs reprises. La longue prière, méditation nocturne, où l’on attend que se lève un prophète, non pas tant l’aigle de l’Apocalypse, un dieu panoptique, que l’in-fans démuni de Bethléem. Le Dieu du Carmel, rêve de toute-puissance œdipienne projeté dans le ciel est corrigé dans le texte biblique par celui de l’Horeb, que l’on ne peut deviner qu’à se convertir à la douceur.

P. Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière

Panayotis Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière, Stock, Paris 2023

Un premier texte qui se vend à plus de 100 000 exemplaires, voilà qui a de quoi intriguer. Ils ne sont pas nombreux les écrivains confirmés à atteindre de tels chiffres. Faut-il attribuer cela aux réseaux sociaux où l’auteur serait connu ? On trouve des critiques aussi positives que négatives du roman autobiographique, qui reprennent toutes les mêmes questions et affirmations, recopiant une campagne de communication, bien plus indigente que l’ouvrage.

On a reproché à l’auteur son écriture, la superficialité de son récit, son manque de construction. Certes, l’adverbe de négation, quasi systématiquement absent, est incorrect, mais nulle part, cela n’a été relevé. L’auteur lui-même parle du passage au monde adulte et ainsi d’une sorte de roman d’initiation. Pas sûr que ce soit le cœur du récit. On explique la dépression par les deux autres thèmes centraux, le rapport au père et l’homosexualité ; voilà qui fait plus que cliché alors même qu’il n’est pas certain que le lien de causalité se trouvent dans ces pages.

Ce qui particulièrement touche juste, c’est le récit de la dépression. Un jeune adulte au bord du gouffre, banalement, sans plus de raison que cela. La vacuité de la dépression, lorsqu’il ne parvient plus à s’estimer parce qu’il ne sait pas faire avec la sollicitude des autres, celle de son frère notamment. Leur bonté à son égard peut être reconnue, et pourtant, cela ne suffit pas à ce qu’il la croie ; il ne parvient pas à en vivre. Savoir est une chose, croire en est une autre !

N’être « qu’un merde », comme « un insecte écrasé depuis trois ans sur mon pare-brise ». « Je me fais très souvent chier. A part dans le travail, la création. Tout le reste m’ennuie. Les discussions, faire de nouvelles connaissance, les amis de mes amis, parfois mes amis, les petites règles de la vie qui font qu’on est obligé de respecter des codes précis pour évoluer dans d’autres cercles. » « Jours qui, depuis trois semaines, ne faisaient qu’un seul gros bloc grisâtre, rempli d’hiver et de frayeur. J’avais la même pensée terrifiante du moment où j’ouvrais les yeux à celui où je les fermais. Dès que la journée laissait place à la nuit, ça empirait, je suintais de crainte. […] Quand il m’a annoncé cette dépression, je ne l’ai pas cru, malgré le fait qu’il ait quarante ans de pratique, mais ça m’a soulagé. » « Mon corps a fini par lâcher, une grippe, et juste avant qu’elle se déclare, je me suis retrouvé allongé par terre dans un parking, une clope au bec, la cendre tombant sur mes larmes, mes larmes glissant dans mes oreilles, mes oreilles sur bitume froid, et le froid me remplissant d’un bloc, ténu. »

Ce n’est sans doute pas le meilleur texte de la rentrée littéraire, mais l’on comprend que le mécanisme de la fiction permettre à bien des lecteurs de nommer leur propre moment dans les relations, le travail, la famille, la société.

E. De Luca, Le plus et le moins

Erri De Luca, Le plus et le moins, Gallimard, Paris 2016

Texte qui date de 2015, Le plus et le moins n’est pas d’un abord facile. Du moins le temps des premières pages. On ne sait pas à quoi l’on a affaire, des petits chapitres de quelques pages qui présentent des sensations plus que des anecdotes. On comprend peu à peu qu’il s’agit de souvenirs, comme des pages détachées d’une éphéméride, rassemblés, sans lien entre eux, si ce n’est qu’ils finissent par dessiner le monde de l’auteur, sa manière de vivre le monde.

La beauté de la prose, la force des images, le surréalisme qui transmue le réel tiennent le lecteur en suspens plus qu’une narration. « J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. »

C’est le fils accompagnant sa mère âgée renouveler ce qu’elle sait être sa dernière carte d’identité. Il est incapable de dire quoi que ce soit quand elle dit sa fin, sa mort mais prend le plus grand soin du corps qui peine dans l’escalier du bureau de l’Etat civil. « A présent, elle fait aussi partie de l’histoire. Dans ma cuisine, le soir, assis à notre table déserte, je mâche mon dîner les yeux dans mon assiette et j’avale les manques dont je suis composé. »

C’est la littérature, la lecture. « Les livres ne redoublent pas l’épaisseur des murs, ils l’annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors. »

C’est la force de la révolte, celle qui refuse l’injustice et le mépris. C’est l’anarchie comme dénonciation de tous les pouvoirs. « « Vos fils et vos filles sont au-delà de vos ordres » : ce n’était pas un cri, c’était un crachat sur les pieds des hiérarchies, un graillon contre l’arbre de la transmission de pouvoir et de soumission d’une génération à l’autre. » « Là où la guerre est la loi, les actes de la paix sont clandestins, des actes de bandits. » Tous ceux qui aident les migrants le savent alors que le ministre vend le pays au diable de la haine des ignorés.

C’est la rencontre amoureuse qui troue l’absence, interdit la suffisance retirée du vieux garçon. « La femme était un bout de soir de fin de décembre, entrée par la porte en même temps que le vent. […] Elle a ri entre mes bras, le sursaut le plus beau qu’un homme puisse contenir. »

Les moments ainsi juxtaposés n’ont plus grand-chose d’autobiographique ; ils ne sont plus rien de circonstanciel ni d’individuel. Ou plutôt, leur singularité donne au texte une forme d’universalité, rien d’abstrait, mais ce qu’effectivement ceux de l’humanité ont en partage, voudraient avoir à se raconter, tant comme ce qu’ils savent que ce qu’ils ont besoin d’apprendre.

On termine la lecture, comme si c’était un art de la simplicité que la vie, et que c’est tellement difficile la simplicité. Non le simplisme, les p’tites jolies choses, la première gorgée de bière, etc. mais le rire aux éclats de l’enfant nietzschéen. Lecteur des Ecritures, Erri De Luca est si souvent le commentateur de la pauvreté de cœur évangélique, une porte étroite, un joug qu’il faut du temps à découvrir léger, la vie en abondance dans la frugalité. Du journal d’un aveugle, réécriture d’une guérison par Jésus, passe comme l’évangile du miracle à la croix. « Hélas, homme, tu as ouvert les yeux à tant d’entre nous et personne ne pourra fermer les tiens quand tu les ouvriras tout grands et aveugles sur l’échafaud des Romains. Ils le suspendirent à la poutre les bras écartés. Je suis resté jusqu’à son dernier souffle. « Dans ta main, confie mon vent », cria-t-il en citant les vers du psaume de David. Soudain, il fit nuit en plein jour, un goudron d’obscurité sur Jérusalem. Seuls, nous autres les aveugles, trouvâmes le chemin du retour sans obstacle. »

« Éleveur de Lumière »

La lumière a brillé dans les ténèbres

Vincent Breed
Artiste verrier

Le service Arts, culture & foi du diocèse de Lyon
a demandé à Vincent Breed une création à l’occasion de l’Avent 2023,
de la fête de l’Immaculée Conception et du Temps de Noël.

Des vases fermés ou des bornes milliaires, gestation ou points d’étape, la vie, une route.
Sombres, d’un violet ténébreux puis, sans que l’on sache comment, miroir argenté qui reflète la rue, les passants.
Au sol des éclats de verre, comme un chaos, vitrine cassée ou bouteilles de soûlards, et pourtant, ce n’est pas une décharge.
Le monde ordinaire, le nôtre – notre reflet sur les bornes.

Deux questions en forme d’affirmation : « Je suis qui », « Je fais quoi ». Il faut relever la tête.

A peine visibles, des points de lumière venus d’ailleurs, pas de la rue.
Le monde – le nôtre, visité. C’est à peine visible. Il n’y a rien qui aveugle, dénonce, écrase. Les tessons même en sont transpercés et se muent en tapis royal.

Seulement mêlée au monde, une lumière brille dans les ténèbres.

C. Djavann, Et ces êtres sans pénis ! (roman)

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C. Djavann, Et ces êtres sans pénis !, Grasset, Paris 2021

On ne sait, à part le dernier chapitre, ce qui relève de la fiction ou de la réalité, dans le roman de Chahdortt Djavann. C’est que la réalité peut-être plus mortelle que la pire des fictions et que la fiction, même improbable, laisse entendre que l’humanité, les femmes d’abord, ne sont pas faites pour subir les pires violences, renverse les évidences idéologiques ou factuelles. Le texte ne manque pas d’humour, grinçant ; le surgissement dans la fiction de l’auteure est vraiment original. « La littérature, la fiction, n’est rien d’autre qu’une revanche imaginaire sur la réalité. » Lorsqu’il n’est pas possible de changer le monde, lorsqu’il faut trouver des stratégies pour vivre, encore.

Le cadre est celui du régime islamiste iranien, et particulièrement la violence qu’il réserve à « ces être sans pénis ». Une haine du régime est nourrie par la mise en intrigue de faits divers ; Négar et Leili, Sara, une deuxième épouse ‑ sans nom ‑, assassinée par son mari, leurs histoires sont celles, aussi incompréhensibles qu’incontestables, d’une société qui n’existe qu’à opprimer jusqu’à la majorité de sa population. Comment cela est-il possible ? Pourquoi cela est-il possible ? A quoi cela sert-il ? Quel intérêt peuvent bien y trouver les mâles ? Vivre d’être plus forts, vivre d’opprimer. C’est tellement outrancier que l’on en oublierait qu’il n’y a pas qu’en Iran que l’égalité de dignité des hommes et des femmes n’est pas la norme.

Ce qui rend la religion détestable, plus que son dogme ou ses rites, c’est l’usage de la force, la violence institutionnelle qui détruit et opprime les personnes aussi bien que l’art de vivre et la culture. Une religion peut-elle paraître un tant soit peu porteuse de vérité et d’avenir tant qu’elle assène par la force ce qu’elle estime nécessaire ? A croire qu’elle ne pourrait prendre sens que par ce qu’elle suscite de réaction, de rejet, d’aspiration à la liberté et à la vie, en les empêchant. La religion des mollahs et des ayatollahs nourrit une pensée des Lumières sans cesse réinventée.

On sera peut-être moins séduit par l’aspect idyllique ou paradisiaque de la société alternative. Peut-être est-ce mieux que cette dernière demeure impossible, farfelue même, pour que l’on ne se prenne pas à rêver du grand soir ou du paradis sur terre. On sait combien les messianismes et autres utopies ont généré de catastrophes. Que seulement l’on trouve dans la fiction la force de dénoncer l’horreur et la ressource de vivre, avec les moyens du bord, une humanité… humaine.

L. Murat, Proust roman familial

Robert Laffont, Paris 2023 (Prix Médicis essai)

Le moindre des intérêts de Proust, roman familial, n’est certes pas de donner une impétueuse envie de lire ou relire La Recherche. A travers l’histoire, évidemment re-composée, ou tout simplement écrite, composée, de sa propre expérience, Laure Murat met en évidence l’efficace, l’efficience de la littérature.

S’il s’agissait d’autobiographie, de témoignage, cela pourrait être intéressant, tout comme si était présentée une étude universitaire. Bien que l’érudition se devine sans jamais se montrer, le texte ne relève pas de la critique littéraire non plus. On pourrait davantage parler d’un essai de sociologie, ce que fait la lecture, et tout particulièrement, celle de Proust, en éclairant, montrant, décodant le monde, en émouvant et mouvant le lecteur.

La Recherche décrit et déconstruit le monde, et d’abord celui dont l’autrice est issue. Pas plus que l’intérêt de Proust résiderait dans la proximité du beau-monde, le texte de Laure Murat ne concerne et ne vaudrait que pour celui-ci. Aussi séparée qu’elle se veuille, la mise en scène de l’aristocratie dans La Recherche, permet, ne serait-ce que par ricochet ou par effet miroir, d’éclairer les, des, fonctionnements largement partagés de la vie en société.

Le cadre hypernormé de l’aristocratie est démonté par Proust, liens qui figent, arraisonnent, desserrés voire défaits. C’est le royaume de l’apparence, du paraître, où il convient – ce sont bien des convenances – d’évoluer dans la société de façon policées au point de ne jamais exprimer l’âpreté ou la jubilation, l’ennui ou l’indifférence de l’existence. « L’aristocratie, royaume du signifiant pur et de la performance sans objet, est un monde de formes vides. »

Toute littérature digne de ce nom propose d’essayer des mondes, de « percer de nouvelles perspectives » et celle de Proust permet d’exister dans une forme d’alternative au monde hiérarchique et traditionnel, celui de la transmission de l’identité que l’on croit immuable et qui est cultivée, protégé comme un patrimoine ou un monument historique, à vouloir être sans cesse répétée.

Le passage à une autre manière de vivre est libération et rupture, violente, sans retour, comme un impératif catégorique : « Choisis la vie ! ». Dans la Recherche, l’homosexualité est refoulée ou du moins clandestine, alors même que le roman la fait venir au grand jour. Ce que Proust en dit comme devant être cachée constitue une sorte de Pride. C’est un des aspects parmi d’autres de la vie de l’autrice qui trouve dans la lecture de Proust une porte de sortie (du placard). Terreur que la réaction de sa mère : « tu es une fille perdue », une prostituée, une fille que je perds, qui est morte, une fille condamnée…

Ce qui se joue dans la lecture de la Recherche est ainsi une série d’expériences de libération, et ce n’est pas sans raison que l’on pourra parler d’expérience de salut. Il n’y a pas à attendre les Lumières et la Révolution pour parler de liberté comme but, et non comme moyen ou condition seulement. « C’est pour notre liberté que le Christ nous a libérés », écrit curieusement mais sensément Paul. Le grec de Galates 5, 1 ne fait pas problème, mais les traducteurs sont à ce point décontenancés par ce qui leur paraît un pléonasme, qu’ils inventent des contorsions qui n’ont pas lieu d’être et enchaînent là où tout dit la liberté.

Le dernier chapitre de Laure Murat parle de salut ‑ non religieux ou théologique : vie humaine, libérée autant que possible, ce qui rend la vie vivante. Il existe, on le sait des vies de moribonds, et même des moribonds volontaires, de moribonds qui agencent le monde en mort, des vies mortifères. Le portrait peu amène que trace plusieurs pages de la mère de l’autrice, en fournit un exemple éloquent. Et ce qui ouvre la possibilité d’un vent de liberté est une forme de quête, où non seulement l’on se reconnaît indigent, manquant, mais où l’on éprouve que, plus l’on (Re)cherche, plus s’excite le désir, plus ce qui est désiré se dérobe, manque, ou plutôt, plus ce que l’on en attrape ou retient n’est pas cet objet. Ainsi l’attente du baiser du soir qui ouvre le roman de Proust. La Recherche se nourrit du manque.

Dans un univers sans foi, ces mots et cette expérience ont la même forme que ce dont témoignent les mystiques en face d’un christianisme qui, à bien des égards, fonctionne lui aussi comme la transmission d’une tradition muséographique ou identitaire et non vivante, une apparence normée et des règles de convenance qui font croire que tout n’est qu’amour, joie et paix, et dissimulent tant de bassesses et d’esclavages.