Les Neiges du Kilimandjaro

de Robert Guédiguian

France, 1h47, 2011.

Festival de Cannes 2011, sélection Un Certain Regard

Sortie en France le 16 novembre 2011.

avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Grégoire Leprince-Ringuet, Marilyne Canto.

Retrouvant Marseille et la forme du conte, Robert Guédiguian met à  l’honneur la solidarité sans faille et la dignité de « la France d’en-bas » plongée dans la tourmente économique.

Fidèle à  sa famille d’acteurs depuis ses premiers films – Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan – Robert Guédiguian revient à  Marseille 15 ans après Marius et Jeannette. Les personnages, héros ordinaires de vies simples, ont vieilli et sont maintenant dans la génération des jeunes grands-parents, heureux de cette nouvelle génération. Sur le plan social, la situation s’est aggravée, les pré-retraites ne sont pas un choix et le chômage est toujours un risque réel. Mais une nouvelle fracture est apparue, qui monte « les pauvres gens » les uns contre les autres.neige2.jpg

L’expression « les pauvres gens » est tirée d’un poème de Victor Hugo et, Robert Guédiguian a conscience de l’importance de cette appellation : « Pour moi, l’une des choses les plus graves dans la société actuelle, est qu’il n’y ait plus de conscience de classe. Au sens où on ne peut même plus dire « classe ouvrière », c’est pourquoi je dis les « pauvres gens ». Or la conscience d’être des « pauvres gens » n’existe pas. Il s’avère qu’il n’y a plus, en France, les grandes unités industrielles qui existaient encore dans les années 1970-80, où trois mille ouvriers sortaient de l’usine. La conscience de classe, à  ce moment-là , était non seulement possible, mais elle se voyait : elle était matérialisée par ces milliers d’hommes en bleu de travail. Et, tout naturellement, les gens étaient ensemble, ils avaient des intérêts communs, y compris, d’ailleurs, quand ils avaient des identités différentes. Il n’y a pas deux peuples, l’un autochtone, salarié, syndiqué, pavillonnaire et l’autre chômeur, immigré, délinquant, banlieusard. La politique et le cinéma peuvent œuvrer à  démasquer cette imposture intellectuelle. Je ne changerai jamais d’avis là -dessus : c’est là  l’essentiel ».neige3.jpg

Les personnages principaux des Neiges du Kilimandjaro sont donc des gens qui ont travaillé toute leur vie dans les docks, qui se sont battus pour le respect des droits sociaux et pour qui la fraternité se vit au quotidien. Face à  eux, des jeunes en détresse ne connaissant rien de la vie syndicale ou du débat politique, qui veulent juste prendre leur part du gâteau. Et tous les moyens sont bons puisqu’ils sont au-delà  de toute conscience de classe, de toute idée de soilidarité. La rencontre est explosive et l’incompréhension amère.

Comme à  son habitude, le réalisateur n’utilise aucun artifice pour poser l’histoire et les protagonistes. Tout se déroule dans une grande simplicité, où l’émotion peut naître sans recours au spectaculaire, où le récit linéaire se met à  portée du spectateur sans le sidérer. Tous les personnages, même les seconds rôles, ont la possibilité de donner leur point de vue, ce qui rend la situation plus complexe que la forme du film pourrait le faire croire. On pense notamment à  « la mère indigne », défendue avec colère dans une scène poignante que l’actrice Karole Rocher porte avec beaucoup d’intelligence et de passion.neige4.jpg

Les Neiges du Kilimandjaro, que nous ne verront pas comme ce couple à  qui elles étaient offertes en cadeau, est un beau portrait de la « France d’en-bas ». Généreuse, solaire et fraternelle, où les héros et les exploits sont ceux dont on ne parle jamais mais qui permettent à  toute une société d’avancer.

Magali Van Reeth

Signis

Jean Jaurès, Discours à  la jeunesse, Albi, 1903.

() « Le courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à  la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à  filer ou à  tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. ()
Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à  l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à  notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». (…)

Intouchables

d’Eric Toledano et Olivier Nakache

Festival de San Sebastian 2011, film de clôture.

France, 1h52, 2011.

Sortie en France le 2 novembre 2011.

avec François Cluzet, Omar Sy, Anne Le Ny.

Une comédie décapante autour de la rencontre d’un riche handicapé et d’un jeune homme noir issu des banlieues : une réussite où la dignité des exclus est au centre du film !

Peut-on rire de tout? Oui lorsqu’on respecte ce dont on rit ! Intouchables est un film à  100 à  l’heure, de la scène d’ouverture jusqu’au final, où Driss, jeune glandeur de banlieue s’attache à  Philippe, un riche handicapé et le remet dans le rythme haletant de la vie. Basée sur une histoire vraie (pour ceux qui auraient encore quelques réticences), les protagonistes ont donné leur accord pour le film parce qu’ils savaient que ce serait une comédie : jusqu’au bout, le rire pour convaincre de leur humanité ordinaire !
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Plutôt que de chercher à  retracer exactement leur histoire, les réalisateurs Eric Toledano et Olivier Nakache en ont fait de la fiction, du vrai cinéma. Des rebondissements, de l’action, des dialogues percutants, une attention délicate portée à  tous les personnages, y compris les rôles secondaires, et surtout deux comédiens dans une réelle complicité. François Cluzet, harnaché sur un fauteuil roulant de tétraplégique, n’ayant que son visage pour exprimer les émotions, a l’œil pétillant, gourmand, inquiet ou triste quand il faut. Face à  lui, pour le prendre physiquement à  bras le corps, Omar Sy dans toute sa force, sa jeunesse, sa belle peau noire et son rire si naturel. Un duo splendide, crédible, qui emporte le spectateur, comme dans un conte de fée.

Intouchables, c’est la rencontre rocambolesque entre un homme enfermé dans un corps qu’il ne peut plus utiliser et un homme, en pleine possession de ses moyens physiques, mais enfermé dans une spirale d’échecs. Ils sont issus de deux mondes qui s’ignorent, Philippe vit dans un hôtel particulier et Driss ne connaît d’hôtel que celui de la police. Ils vont vivre une relation où jamais la pitié ne vient pervertir la curiosité naturelle. C’est parce qu’il vient d’ailleurs et qu’il ne connaît rien de Philippe que Driss va lui redonner envie de vivre, de « se bouger ». Et, ce faisant, réaliser que lui aussi peut quitter le monde de l’exclusion dans lequel il était enfermé.intou1.jpg

C’est une comédie réussie parce que le rire n’est jamais méchant. Tous les personnages se respectent au-delà  leur apparence, sans pitié inutile mais avec une réelle estime qui devient de l’amitié. Une relation étonnante où, avec de grands éclats de rire joyeux, deux immobiles se remettent mutuellement en route !

Magali Van Reeth

Signis

Europolis

de Cornel Gheorghita

Roumanie/France, 1h40, 2010.

Sélection officielle Festival d’Erevan 2011, prix œcuménique.

Sortie en France le 2 novembre 2011.

avec Adriana Trandafir et Aron Dimeny

Un voyage burlesque et poignant à  travers l’Europe permet d’aborder les questions de la vie après la mort et surtout de la transmission, pour une jeunesse perturbée par les problèmes économiques.

Dans la tradition populaire et religieuse de la Roumanie, l’âme des morts traîne sur la terre pendant 40 jours après le décès. Certains le savent, le croient, et respectent avec humilité les rites et les gestes à  accomplir dans ces moments-là . D’autres s’en fichent, comme Nae, un jeune homme sans travail et sans avenir.europolis5.jpg

Il habite à  Sulina, petit port à  l’abandon sur le Danube, autrefois siège de la prestigieuse Commission du Danube. Lieu riche d’une histoire très ancienne qui a vu passer les grecs, les ottomans, les maltais, les britanniques, les turcs et les soviétiques, Sulina est aujourd’hui en perdition dans une Europe qui a du mal à  se construire, comme Nae.

Sous une apparente légèreté et avec un soupçon de burlesque, Europolis nous embarque dans un voyage épique, où il faut trouver l’âme d’un inconnu et hériter de son étrange bagage. Nae et sa mère ne sont jamais sortis de chez eux, ils vont confronter leur savoir-faire pour avancer. europolis2.jpg

Le souffle de ceux qui sont partis pour ne plus revenir traverse les belles images de ce film inhabituel. Europolis, à  jouer sans cesse entre symbolisme et fiction, cinéma et Histoire, montre combien l’art et la foi sont une question de croyance. Comme pour le personnage de Nae, il faut accepter une part de mystère, de chahut intime et de merveilleux, pour reconnaître ses origines, pour se laisser toucher par la grâce, pour accepter la magie du cinéma.

La grande force du film est de nous faire accepter l’incroyable. On part d’une situation très concrète et banale – un jeune homme sans travail vit au crochet de sa mère et sans projet d’avenir, méprise son entourage – pour peu à  peu pénétrer dans un univers où se mêlent les traditions africaines, l’art brut, les rites funéraires roumains, le capitalisme sauvage et les bêtes qui ne le sont pas, les trop jolies femmes, le désir d’une Europe prospère. Peu à  peu, comme Nae est prêt à  accepter ses racines et le retour à  soi, le spectateur est prêt pour la traversée du fleuve en compagnie des fantômes, des vivants et des morts, des bêtes et des humains.europolis3.jpg

Un film attachant qui a reçu le prix œcuménique au Festival d’Erévan, en Arménie, en juillet 2011 : « Dans ce road movie, la mort n’est pas une fin mais un nouveau départ pour un jeune homme sans avenir. Le voyage à  travers l’Europe avec sa mère lui permet de changer. Cornel Gheorghita raconte son parcours avec des images d’une grande beauté, où opère la magie du cinéma. Son symbolisme renforce la frontière entre la vie et la mort. »

Plus d’infos sur l’histoire de Sulina et les différentes traditions roumaines qui ont inspirées le film en visitant le site http://www.europolis-film.com/?lang=fr

Magali Van Reeth

Signis

Il était une fois en Anatolie

de Nuri Bilge Ceylan

Turquie/Bosnie, 2h37, 2011.

Sélection officielle Festival de Cannes 2011, grand prix du jury.

Sortie en France le 2 novembre 2011.

avec Yilmaz Erdogan, Taner Birsel, Ahmet Mumtaz Taylan

C’est en se dépliant, avec des images lumineuses, que cette enquête policière dans la campagne d’Anatolie, révèle tous les secrets de ses protagonistes, et la complexité de nos rapports au Bien et au Mal.

Les précédents films de Nuri Bilge Ceylan, Uzak (2004), Les Climats (2007) ou Les Trois singes (2009) étaient empreints d’une grande noirceur, et même de désespoir, ce qui les rendaient un peu difficile d’accès malgré leur grande qualité artistique. Avec Il était une fois en Anatolie, le réalisateur semble avoir trouvé une sorte d’apaisement, au moins dans sa façon de filmer. A l’image de l’ouverture irradiante de la première scène, un parfait moment de cinéma qui plonge le spectateur dans un état contemplation lumineuse. L’or de la campagne au crépuscule, se reflétant sur la paille claire des champs moissonnés, est la promesse que le désespoir, cette fois, sera tenu à  distanceanatolie3.jpg

Sous l’apparence d’un film policier, Il était une fois en Anatolie met en scène un groupe de personnages qui cherche, non pas le coupable mais le corps de la victime. C’est une longue errance dans la nuit et sur les petites routes. On cherche un corps, on cherche des réponses, on avance sans hâte et avec beaucoup de circonvolutions. A travers des conversations anodines, des petits gestes, les erreurs et les doutes, les personnages prennent forme. Le rythme du film colle à  cette lenteur et à  ces hésitations mais recèle d’incroyables rebondissements.anatolie2.jpg

Comme un triptyque, le film se déploie autour d’une scène centrale. Chaque partie ou tableau étant articulés aux autres, indépendant et complémentaire. Celui du milieu, dans la peinture religieuse, étant le lieu de la sanctification… On commence à  gauche par la genèse de l’histoire, un crime reconnu par tous, y compris par son auteur, qui permet d’entrer dans le quotidien de cette petite bourgade rurale d’Anatolie. Dans la partie centrale, une scène magnifique, presque merveilleuse. On est au milieu de la nuit, les personnages s’assoupissent, les spectateurs aussi, et soudain, une apparition, un ange, nous électrise. La jeune fille qui sert le thé est une incarnation de la grâce, de la beauté et du Bien. Un merveilleux moment de cinéma. Ensuite, sans qu’on s’en rende vraiment compte, le film change de quête et c’est une autre disparation qui vient sur le devant de la scène.anatolie5.jpg

Nuri Bilge Ceylan soigne les très belles images de ce film et, avec un subtil enchainement de micro-événements, arrive à  un dénouement qui n’est plus celui recherché au début du film. Comme dans ses précédentes réalisations, il questionne la duplicité de la nature humaine et la façon dont nous percevons le Bien et le Mal. Mais cette fois, sans amertume ni désespoir comme le montre la scène finale. Nous sommes revenus dans le village où la vie ne cesse pas, où les enfants jouent au ballon et continuent d’avancer, plein d’espérance, dans les chemins tracés par leurs pères. Un grand film, simple en apparence, beau jusque dans les moindres détails et qui bouscule la conscience des spectateurs.

Magali Van Reeth

Signis