Pour trois jours, au Théâtre de la Croix-Rousse, Sultan Ulutaş Alopé interprète son texte, La langue de mon père. L’humour permet de traverser les moments les plus terribles, abandon, viol, coups. Le souvenir peut être aussi réconfortant qu’agressif. Le monologue où l’autrice raconte son exil, route biographique autant que géographique, s’adresse à son père, absent si souvent, trop, dont elle se décide à apprendre la langue.
Qu’est-ce qu’appartenir à une minorité innommable dans un pays ou prononcer son nom, être dénoncé par son accent peut être sources de vexations voire d’arrestation sous prétexte d’appartenance à un mouvement terroriste ? Qu’est-ce que dissimuler jusqu’à le haïr l’héritage du père, d’autant que ce dernier n’a pas fait grand-chose pour aimer et se laisser aimer ? Peut-on rejeter un héritage par refus de l’assumer ? Comment alors ne pas le haïr ? Comment ne pas avoir honte de le haïr ? Comment ne pas avoir honte d’en avoir eu honte ? Qu’est-ce qu’arriver dans un pays dit de liberté et patrie des droits de l’homme, lorsque, en attente de papiers, il n’est pas possible de travailler, de signer un bail, de vivre comme tout le monde ? Qu’est-ce que l’identité ? ce qui est reçu, même si l’on en ignore tout, ou ce que l’on choisit, ce qui est devant soi, que l’on ignore souvent autant ? « Alors, qui je suis ? « J’ai suffisamment d’identités pour exister et c’est mon existence qui m’intéresse. » »
A au moins trois instants dans le texte, alors qu’évidemment on est dans la narration, adresse au père, on entend autre chose. L’autrice dit ne pas avoir pensé à cela mais n’est pas gênée que chacun s’approprie son travail, au contraire. Ne s’agit-il pas « des versions différentes des histoires [qu’elle nous] racontai[t] ». Dans ce si particulier, l’histoire de cette femme, se joue un universel, l’histoire de ce que l’on appelle l’humanité, non pas un concept abstrait, mais chacun et tous, dans son existence la plus déterminée.
Ainsi, ces mots au père ne disent-ils pas ce qu’il en est de la vie avec et sans Dieu ? « Ton absence ne contenait pas de néant, rien à voir avec un vide, mais au contraire, elle avait son volume, son poids. Elle était remplie d’envies qui n’ont pas pu être réalisées. Elle pesait très lourd. » « En fait, ton absence, ça me brise le cœur. C’est comme ça. Ça s’est passé comme ça. Parfois, il n’y a plus rien à dire dans la vie. Notre histoire est comme cela. »
Ainsi, ce qui est dit de l’expérience de minorité ne vaudrait-il pas pour toutes, orientation sexuelle, handicap, etc. « Nous sommes deux de cette race « maudite » dans la classe, Salim et moi. Nous ne nous sommes jamais dit que nous sommes kurdes, mais nous le savons. Quand tu apprends bien comment te cacher, tu arrives à savoir qui d’autres à des choses à cacher. »
Ainsi enfin, à propos de l’ailleurs, El dorado. « Est-ce que moi, en arrivant en France, je pensais que tout irait bien ? Ma vie serait sauvée ? Sauvée de quoi ? J’ai une nouvelle pour toi, la vie n’est pas plus belle ici. » Une histoire de salut.
Le texte est disponible aux éditions L’espace d’un instant, 2022-2023
Claude Plettner, Lettres à Thérèse d’Avila, Cerf, Paris 2024
Est paru en janvier en format poche un texte de 2011 de Claude Plettner, ses Lettres à Thérèse d’Avila. Vu le prix ‑ 7 € et moins d’occasion ‑ à peu près personne ne peut, sous prétexte économique, se dispenser d’acquérir ou d’emprunter ces quelques pages superbes.
On a conservé de Thérèse une quantité de lettres, malgré toutes celles perdues (ou brûlées par Jean de la Croix !) dont le volume est aussi important que l’ensemble de ses autres écrits ! Femme de lettres, donc, à tous les sens du terme, Thérèse s’adresse aussi aux hommes et aux femmes du XXIe siècle. Mais certains seront arrêtés par la distance historique et sociologique, par les différences déroutantes dans l’expression de la foi et de la quête de Dieu, telles que vécues par Thérèse en disciple de Jésus.
La fiction d’une correspondance en réponse permet à Claude Plettner, théologienne, de rendre accessible et proche la réformatrice que fut Thérèse, peu après la protestation luthérienne, contemporaine de la fondation de la Compagnie de Jésus et du Concile de Trente. Etre disciples est une aventure et non un état, ou alors, l’état d’aventurier, d’aventurière. Cloîtrée, Thérèse parcourt le monde et la société de son temps à l’égal de ses frères partis à l’assaut du Nouveau-Monde. Et ceux qui la lisent aujourd’hui, même au plus trépident de l’époque, seront accompagnés dans leur propre aventure humaine, qu’ils soient croyants ou non, d’ailleurs.
De nombreuses citations, toujours mises en situation, paraissent écrites pour aujourd’hui pour tenter de dire ce qu’est vivre comme hommes et femmes de désir, désir de la vie bienheureuse, désir de marcher comme Jésus, désir de vivre en frères et sœurs avec ceux aussi que nous n’avons pas choisis. Thérèse et Claude Plettner à sa suite proposent de vivre en grand, en déjouant les illusions, tout spécialement en matière religieuse. Le geste de charité, si petit soit-il, ouvre le monde et dilate le cœur dans une dimension infinie qui permette de tutoyer le divin sans se prendre pour un ange, autrement dit, sans finir comme une bête. Bien utile, au moment où tant de fondateurs de communautés nouvelles ou de prophètes du relèvement de l’Eglise sont démasqués comme des monstres, où tant de chrétiens pour trouver l’extraordinaire de la vie chrétienne se cherchent des maîtres en merveilles… frelatées. Il n’y a de suite de Jésus que dans la banalité, la confrontation au mal et à la mort comme le plaisir des rencontres ordinaires, parce que c’est ce monde que Dieu a tant aimé, qu’il veut comme un Eden.
Au fil des dix-neuf courtes lettres, on visite la biographie de Thérèse et fait connaissance de quelques-uns de ses contemporains ; on lit sa compréhension de l’être chrétien, sa théologie ; on est initié à la pratique de la foi dans l’amour des frères et la prière.
Huit siècles d’histoire hospitalière dans le Rhône et à Lyon, Une exposition à ne pas manquer
A travers l’architecture (avec des lieux permettant de soigner les corps…. et les âmes), à travers la présentation des organisations propres à chaque établissement (répartition des tâches entre personnel civil et religieux, personnel soignant et intendance), à travers l’appropriation des évolutions sociétales (mixité hommes / femmes) et des évolutions techniques (progrès de la science : vaccination, radiologie, etc..), cette exposition montre bien l’incroyable mobilisation des civils (legs, dons, administration) et des religieux (soins prodigués par des congrégations) pour prendre en charge les malades, pour « gérer » par isolement les épidémies (léproseries, maladreries) , et pour accueillir les plus faibles : les enfants, les vieillards, les simples d’esprit, les femmes enceintes et les indigents.
En nous faisant (re)découvrir la longue histoire humaine (accueillants et accueillis) de ces établissements d’hospitalité et de soin, cette exposition est un voyage local où on pourrait reconnaître une concrétisation des Béatitudes en toile de fond (les pauvres en esprit, les affligés, les affamés, etc.) : Beaujeu (en 1240), Belleville (en 1733), Condrieu (en 1288), Givors (en 1343), Tarare (en 1673), Amplepuis (en 1811), St-Symphorien-s/Coise (en 1323), Savigny / L’Arbresle (VIème siècle), Vaugneray (en 1783), Villefranche-s/Saône (en 1239).
L’exposition se divise en 4 parties : – D’un lieu d’accueil à un lieu de soin. – Le personnel au service des malades. – Les secourus et les malades. – L’hôpital en temps de crise
Infos pratiques (entrée libre dans tous les lieux d’exposition)
À Lyon : jusqu’au 17 mars 2024 aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon (34, rue du Général Mouton-Duvernet – 69003 du mardi au vendredi de 8h30 à 17h).
À Beaujeu : jusqu’au 31 mars à la Maison du terroir Beaujolais (du lundi au samedi de 10h à 12h30 et de 14h à 18h, le dimanche de 10h à 12h30 et de 15h à 18h).
À Condrieu : du 5 mars au 29 avril à la médiathèque l’@ncre.
À Saint-Symphorien-sur-Coise : jusqu’au 27 mars à la médiathèque Mot@Mot (Mar. 15h/18h30 ~ Mer. 9h30/12h et 3h30/17h30 ~ Jeu/ 12h/14h ~ Ven. 15h/18h30 ~ Sam. 9h30/12h).
À Tarare : jusqu’au 23 mars à la médiathèque Jean Besson (Mar. 15h/18h30 ~ Mer. 10h/12h et 14h/18h30 ~ Jeu. 15h/18h ~ Ven. 15h/18h ~ Sam. 9h30/12h30)
À Villefranche-sur-Saône : du 7 mars au 5 mai à la Maison des mémoires en Beaujolais.
« (…) Frères et sœurs, le premier soin dont nous avons besoin dans la maladie est une proximité pleine de compassion et de tendresse. Prendre soin de la personne malade signifie donc avant tout prendre soin de ses relations, de toutes ses relations (…). Est-ce possible ? Oui, c’est possible et nous sommes tous appelés à nous engager pour que cela devienne réalité. Regardons l’icône du Bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37), sa capacité à ralentir son rythme et à se faire proche, la tendresse avec laquelle il soulage les blessures de son frère souffrant. Rappelons-nous cette vérité centrale de notre vie : nous sommes venus au monde parce que quelqu’un nous a accueillis, nous sommes faits pour l’amour, nous sommes appelés à la communion et à la fraternité. Cette dimension de notre être nous soutient particulièrement dans les moments de maladie et de fragilité(…). » Extrait du message du Pape François pour la 32ème journée mondiale du malade.
L’auteure a publié des explorations de recoins de la société, une unité de soins psychiatriques, une gare, une boucherie. Elle récidive, s’immergeant une journée par semaine pendant un an au Palais de Justice. Alors même que les audiences sont publiques, rendant visible l’action du peuple qui juge par le truchement de magistrats, peu de citoyens qui n’y ont été convoqués savent ce qui s’y passe et comment cela se passe.
Paradoxalement, cette action publique fait plutôt penser aux coulisses d’un théâtre et des espaces organisés comme une scène. Les lieux sont aussi des rôles, le parquet, le siège, la barre, le box des accusés, les avocats, les parties civiles, les greffiers, la police, le public. Il y a des costumes, ceux des magistrats qui donnent une impression de pouvoir, de distance et de neutralité, bien distincts des vêtements des prévenus ; il y a une langue technique qui bien souvent échappe aux coupables comme aux victimes : « ici plus qu’ailleurs, le mépris de classe s’exprime dans la langue, le pouvoir est du côté de ceux qui manient le verbe » ; il y a un déroulement ritualisé avec des actes, toujours dans le même ordre, identité du prévenu, résumé de l’affaire, etc.
De ses journées à observer les audiences, l’auteure rend compte de façon documentaire. La matière de son livre n’est guère fictionnelle et a l’objectivité des faits, d’un reportage. Aucun nom n’est donné pour ne pas porter atteinte à la protection de la vie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un essai ou d’une étude sociologique, mais d’un roman. Si Bart est le seul personnage à avoir un nom, c’est d’abord pour des raisons romanesques.
Bart n’est cependant pas un personnage, ou le moins possible. Il est sans qualité, sans psychologie, sans désir, sans histoire. On sait peu à peu ce qu’il finit par penser de la justice en train de se rendre, de la possibilité de rendre la justice, de ce qu’est être coupable ou innocent, de l’intrication, honorée ou non par le personnel judiciaire, de la faute personnelle dans les circonstances sociales (couleur de peau, classes sociales, niveau et type de culture, maîtrise ou non du français, histoire familiale, etc.) Cela autorise une sorte de neutralité, comme l’œil d’une caméra, celle que l’on pense être celle du juge.
Or cette neutralité n’existe pas, pas plus pour Bart que pour les magistrats. Et cette torsion que rend possible la littérature dit le défi voire la folie douce qu’est l’acte de juger quelqu’un. Subrepticement, le verset évangélique se fait entendre mais… « quand Jésus dit ne jugez point, la foule dit ne soyez pas laxiste ».
Le texte paraîtra à charge contre les juges. Et il l’est. Mais ils sont eux-mêmes victimes de leur rôle, agis par leur rôle. L’enceinte de la salle d’audience n’est pas hermétique ; la politique et l’imaginaire social y entrent et influent sur les jugements. La justice dépend des moyens qui la financent, ou non, du manque de personnel, des circulaires ministérielles, du dispositif (comparution immédiate à l’extrême opposé de la cour d’assises, en termes de temps, de moyens, de possibilité de s’expliquer), des prévenus qu’arrête, ou non, la police, de la pression sociale : « Il est plus grave de laisser un coupable dehors que d’enfermer un innocent. »
En face, les justiciables censés être entendus dans leur individualité sont constamment re(con)duits à leur classe, à leur condition. Juger une personne c’est toujours aussi juger une société, et la fiction judiciaire qui ne fonctionne qu’à distinguer strictement les deux se prend dans le tapis de sa contradiction. Il y a un air de Foucault ou, pour le dire plus directement, on se demande pourquoi le travail de Foucault semble avoir si peu eu d’effet sur le processus judiciaire. « C’est parce qu’il ne croit plus en la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre, et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis – que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités […] ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement. » Les experts sont toujours des psychiatres, jamais des sociologues. Pourquoi donc ?
Qu’est-ce que juger ? En quoi faire souffrir, priver de liberté, répare le dommage ? Là, c’est un air nietzschéen qui se fait entendre : « Comme si la souffrance administrée à l’accusé pouvait être mise en rapport avec la souffrance vécue par les victimes, comme s’il existait une économie de la souffrance et des punitions et que l’administration d’une douleur en compenserait une autre. » En quoi la punition n’est-elle pas vengeance ? Comment faire pour qu’il n’en paraisse rien ? « On assigne à la répression d’autres objectifs, on lui attribue des propriétés bénéfiques, on détourne l’attention, on évoque la rééducation le redressement, la guérison, et châtier n’est plus seulement cette tâche ingrate, peu glorieuse, châtier deviendrait presque aimer, car qui aime bien châtie bien. »
Qu’est-ce que juger si les lois (contre le terrorisme) permettent de condamner sur ce que le prévenu aurait pu commettre et non seulement sur les actes effectivement commis ? Que faire avec ou pour les multirécidivistes qui ne semblent pas comprendre les avertissements des premières peines quasi systématiquement assorties de sursis ? « La prison n’est pas seulement un lieu de privation de liberté […] mais un lieu d’amenuisement des corps », de désocialisation, de disparition sociale.
Les assises échappent peut-être seules au verdict sévère de l’auteure, de son observation ; « si punir n’est pas glorieux, si la justice ne répare rien, parler et écouter, le minimum requis dans cette enceinte, peuvent être avantageux, estimables. »
« Bart était venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’était rarement. » N’est-elle pas une comédie dès lors que la société qui la rend est inégalitaire, cadre de discriminations ? Comment peut-elle continuer à énoncer que nul n’est censé ignorer la loi, alors que celle-ci est toujours plus complexe et spécialisée, ? Bart est pris par « un sentiment non pas de pitié pour cet homme perdu et violent, mais d’injustice, celle évidente et implacable de la vie, sa condition inégalitaire, cette injustice de la naissance que la justice ne corrige jamais, ne compense pas, mais plutôt accuse, aux deux sens du terme ». Il semble que devant tant d’arbitraire qui finit par prendre l’allure de l’absurde, sous les atours de l’institution juste, il ne reste que la prière ! « Alors Bart prie en silence pour la relaxe. » Les condamnés s’en remettent si souvent à une autre justice, la justice… enfin.
Opéra disponible en dvd, mise en scène O. Py Créé à l’Opéra de Lyon en 2013
Alors que l’on apprend le décès de l’ancien garde des sceaux, on pourra découvrir ou re-découvrir l’opéra dont il a écrit le livret, l’histoire d’après une nouvelle de Victor Hugo largement revue, de Claude, canut incarcéré à Clairvaux et guillotiné pour avoir tué le directeur de la prison.
France-musique dans l’émission Musicopolis d’Anne-Charlotte Rémond propose une présentation de l’œuvre en retraçant l’histoire de son élaboration et composition et en fait entendre plusieurs extraits.
Déjà sous la plume de Hugo, le fait divers devient un manifeste contre la peine de mort et un réquisitoire contre les injustices sociales et la défaite morale de l’incarcération. L’amitié entre Claude et un jeune détenu, Albin, blanc selon son prénom, selon vraisemblablement la morale mais non seulement la justice, offre avec l’injustice la ressort de l’intrigue. La prison est un lieu de violence, elle est aussi un lieu où la fraternité est telle qu’elle se touche, saisissante autant que saisissable.
R. Badinter a aussi défendu pendant son mandant de ministre la dépénalisation de l’homosexualité.
Les dernières livre d’Hugo, reprises au moins partiellement par l’opéra. Y a-t-il, encore aujourd’hui, à part dans un monastère, autant de Bibles, lues, que dans une prison ?
« Et maintenant dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, jetez la certitude d’un avenir céleste, jetez l’aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contre-poids magnifique ! Vous rétablissez l’équilibre. La part du pauvre est aussi riche que la part du riche. C’est ce que savait Jésus, qui en savait plus long que Voltaire. Donnez au peuple qui travaille et qui souffre, donnez au peuple, pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui. Il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite d’espérance. Donc ensemencez les villages d’évangiles. Une bible par cabane. Que chaque livre et chaque champ produisent à eux deux un travailleur moral. La tête de l’homme du peuple, voilà la question. Cette tête est pleine de germes utiles. Employez pour la faire mûrir et venir à bien ce qu’il y a de plus lumineux et de mieux tempéré dans la vertu. Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité. Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. — »
On peut trouver sur la toile plusieurs vidéos dont celle-ci.
Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène A l’encre de mes peines Je m’époumone dans la fureur du vent Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants On me tue chaque jour dans la langue de Molière Je rends chaque coup dans la langue de Césaire Poète noir, je chante ma solitude J’habille des espoirs que l’aube dénude
Je m’inspire de feuilles mortes aux couleurs d’automne Ma poésie naît où l’été s’endort quand l’hiver chantonne Puisqu’écrire c’est oser, j’ose sans demi-mesure J’ai des souvenirs pourpres à en faire rougir l’azur Mais je viens des tours de ciment, à perte de vie Cimetière d’illusions où se terrent les envies Quand les lendemains ne font même plus de promesses Mourir à vingt ans peut te sembler romanesque A traîner le jour, j’ai vu naître la nuit On a longtemps cru que vivre, c’était tuer l’ennui L’égalité, j’ai cru la voir en silhouette Ce soir où la pauvreté pointait un flingue sur ma tête
Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène A l’encre de mes peines Je m’époumone dans la fureur du vent Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants On me tue chaque jour dans la langue de Molière Je rends chaque coup dans la langue de Césaire Poète noir, je chante ma solitude J’habille des espoirs que l’aube dénude
Jugé sur mon teint J’écris à l’instinct J’ouvre les bras du monde Mais seule la peine m’étreint A leurs sourires forcés Je ne serai jamais français Ici les fils de colons ont peur d’être « grands-remplacés » Au soleil levant s’éteindront mes jours Ils la feront sans moi la guerre civile d’Eric Zemmour Peur des différences ou panique sanitaire Les moutons masqués trouvent la dictature salutaire Je mène une vie de poème, je m’émancipe en lettres Je n’attends pas qu’on m’aime, j’exige qu’on me respecte A chaque instant je meurs je ne suis pas grand-chose Peut-on rendre le monde meilleur en semant des pétales de proses ?
Kery James, Le poète noir, 2022 Actes-Sud, Arles 2022, pp. 81-82
A la fin du spectacle, on reste assis sans aucune envie de quitter la salle. Lorsque la lumière se fait, comme après un rêve apaisant et consolateur, on profite de tant de beauté et de douceur. Une grande caresse a effleuré chacun de sorte que d’un siège à l’autre, même sans se connaître, on échange une parole pour retenir ce que l’on a vu et entendu. Non, ce n’était pas un rêve, une illusion : nous avons bien vécu cela.
Ce n’est pas que soient gommées la violence ni la mort. Le rideau de fond de scène représente agrandie le déjà large Triomphe de la mort, fresque palermitaine de 1446. Ce n’est pas le pays des bisounours ! On naît, on meurt, on se bat pour vivre, sortir du sein maternel et ne rejoindre celui de la terre qu’en dernière instance.
Quatre femmes, un homme, un musicien, et… le rideau de scène. Ce dernier est un danseur à lui seul, manipulé tantôt comme une marionnette à fils, tantôt comme une voile gonflée par le vent ou une vague qui tour à tour engloutit ou porte en équilibre sur sa crête, tantôt comme une couverture où l’on s’enroule ou un manteau, un linceul ou un linge pour emmailloter, tantôt comme une porte par où entrent et sortent les danseurs, etc.
La musique est sans doute responsable de l’impression de douceur, en direct, minimale, d’avantage ponctuation que support de la chorégraphie ; le ballet se fait presque mime. Et dans les histoires sans paroles, on est tenu en veille pour suivre une histoire qui se raconte loin des habitudes. On rit et frémit ; la femme refuse d’être prise pour un pantin, sa ruse et celle d’une humanité robotisée ; le migrant sur son pneumatique qui finit par alimenté de son air un harmonium.
Aurélien Bory a-t-il réussi à montrer l’invisible ? C’était son propos, comme celui de tout art, trouver la stratégie faire sortir l’invisible, faire sortir de l’illusion qu’il n’y aurait rien d’autre que ce que l’on voit. Visibiliser l’invisible serait sans doute lourd et vulgaire, sacrilège. Le faire éprouver seulement se peut. Et si c’est la douceur d’une brise légère comme celle qui anime les chaudes couleurs du rideau-fresque, alors, le pari est réussi. L’invisible, doux et bienfaisant, pour affronter les entrées et sorties de la vie comme celles d’une scène,
C’est jusqu’à samedi 10 février. Il faut y courir.
Il y a cinquante ans, Frederik Wiseman, produisait un documentaire, Welfare, sur les hommes et les femmes qui se rencontrent dans le cadre de l’Aide sociale à New-York. Depuis, l’homme aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, à la carrière reconnue, n’a cessé de montrer pour les dénoncer les mises à l’écart de diverses parties de la population dans une société qui revendique d’être la garante des droits humains.
Dernièrement, il propose à Julie Deliquet, metteuse en scène et directrice de théâtre, d’adapter pour les planches son travail de 1973. Et voilà que, sans quasi aucune ride, les séquences montées il y a un demi-siècle après des heures de tournage, prennent vie sur plusieurs scènes françaises à commencer par la cour d’honneur à Avignon l’été dernier.
A la frontière entre sociologie et fiction, débarquent des hommes et des femmes que peu de spectateurs sans doute connaissent, mieux, les spectateurs sont embarqués avec ces hommes et ces femmes pendant deux heures trente, pour les écouter, les aimer ou les détester, les juger ou les comprendre, demandeurs d’aides et travailleurs sociaux.
Tous les comédiens sont sur le plateau du début à la fin, dans une forme de huis clos où se dit la misère du monde, la grandeur et la mesquinerie de chacun, sa force et son épuisement. Plusieurs répliques, qui sont en réalité des propos tenus par les uns et les autres en 1973, ont la force et la forme de tirades de Molière, acides, drôles, émouvantes, dénonçant. On côtoie la maladie psychiatrique, la résistance ou l’impossibilité à rentrer dans le rythme et les cadres de la société, les familles qui aident autant qu’elles enfoncent sous l’eau leurs membres, la bureaucratie digne de Kafka, la beauté de la solidarité, le sérieux ou le dilettantisme, la vie simple et la fraternité autant que la banalité de la haine.
L’ensemble joue juste, sans sur-jeu, dans une bienveillante distance qui s’interdit de juger. C’est assez remarquable. Et si une fois ou l’autre on se dit que le texte aurait pu être plus court, on se reprend assez vite. Comment écouter la misère sans un sentiment de profond découragement et même d’écœurement ? On n’en peut plus. Qui est « on » ? Les spectateurs ou les personnes qui viennent chercher de l’aide, les fonctionnaires, chacun, tous ?
Alors que l’on continue à dire que les allocations sociales coûtent cher à la société, que les pauvres profitent du système et que sans cesse on rend plus difficile l’accès au partage et accroît les inégalités, le spectacle fait toucher que vivre dignement n’est pas affaire de réussite mais de droit.
Que fait Dieu ? Il aide encore moins que l’Aide sociale, c’est dire ! et pourtant, il est le refuge, celui qui permet de chanter Alleluia ; aussi dure que soit la vie, se réjouir ou devenir fou.
Deux quadrilatères irréguliers et blancs habillent le fond d’une scène vide. Ils ouvrent un passage par lequel entre un violoniste, L’homme improvise une musique virtuose, contemporaine et se déplace dans une marche sans autre but qu’elle-même. Instrument monodique dont on tire non seulement des accords mais une harmonie. Vêtu d’un kimono noir, pieds nus, il est aussi captivant que loufoque.
Rares séquences non-verbales du spectacle, ses deux interventions en sont pourtant la parabole, musique des mots, envoutante ou repoussante, ravissante et mensongère, dissonante et vraie, expression sans parole pourtant parfaitement sensée, logique, calculée, pensée, rationnalisée, et tout à la fois qui relève de l’émotion, du sentiment. Les mots sont résonnance, son, raisonnance, raison, corps et chair et sang, écho, plurivocité, épaisseur.
Les personnages de la pensée, ou de la non-pensée, ou de la pensée pervertie, perverse, se présentent sur la scène dans une sorte de labyrinthe. Les toiles peintes qui s’ajoutent au décor et le remodèle sans cesse mettent sous le nez (comme les mots sont curieux, sous les yeux) des spectateurs des entrelacs graphiques qu’auraient dessinés les pas du violoniste et les tours que l’on fait jouer aux mots et que les mots nous jouent.
Les mots peuvent être chantés, dits, récités, parlés, criés, susurrés, perdus dans le vide ou le silence. Ils sont agencés, de façon grammaticalement correcte dans des phrases sans queue ni tête, ou déformés pour devenir babil, ou disposés pour dire la froideur de la violence, construits pour exprimer ce que l’on cherche à dire, lancés comme des balles pour jouer ou tuer, pour rire ou pour pleurer, pour mourir et pour vivre.
On parle beaucoup de la mort, trou dans le langage que l’on s’efforce de boucher ; de dieu aussi, dont l’anagramme est vide (u et v s’écrivent pareillement), trou dans le langage, qui donne la parole pour qu’on puisse l’entendre. « La parole ne nomme pas, elle appelle » et chaque fois qu’elle nomme, si c’est pour l’univocité, il y a fort à parier qu’elle trompe, tyrannie, dictature, insignifiance.
Les mots, c’est comme les humains, il n’y a pas les méchants et les gentils ; il n’y en a pas un bon et un mauvais usage… On passe du sens à l’absurde sans même s’en apercevoir, mais c’est trop tard et le mal est fait (ainsi la tirade de L’infini romancier). Tout est toujours mélangé, risqué, susceptible de se retourner, partagé (jusques et y compris dans la prière à moins qu’elle ne soit « vide au milieu du langage, hors du corps et au milieu de nous. Il y a toujours, en toute chose, un centre, le creux de cette place muette : la prière ».
Il y a sans doute des longueurs dans le texte de plus de trois heures. Il y a des passages pas assez expurgés, trop didactiques, jusqu’à saouler. Mais quelle jouissance du ou des jeux, un coup de dés mallarméen, avec les mots, par les acteurs, usage de différent genres littéraires, humour, ironie, poésie, musicalité de lalangue dirait Lacan.
Il y a 25 ans, le Musée d’art moderne de la ville de Paris avait consacré une exposition à Mark Rothko. Puis, la Fondation Beyeler deux ans plus tard. La Fondation Louis Vuitton propose une nouvelle exposition jusqu’au 2 avril 2024.
Dans ce cadre, plusieurs manifestations ou publications trouvent place, notamment la réédition du livre remanié de Annie Cohen-Solal, Mark Rothko, Folio, Gallimard 2023. M.-A. Ouaknin a reçu l’autrice dans deux émissions de Talmudiques, les deux derniers dimanches de décembre 2023.
Que se passe-t-il quand on déambule et plus encore s’assoit devant les toiles de Rothko ? On rappelle qu’il donna des consignes précises pour l’accrochage, toiles à deux ou trois dizaines de centimètres du sol, lumière tamisée, mur des cimaises « coquille d’œuf ».
Comme en 1999 et 2001, l’exposition est chronologique et, si l’on est certes intéressé par les travaux d’avant 1950, on entre dans un autre univers quand on se retrouve face aux grands panneaux, avec leurs rectangles vibrants, « stridents de couleur », flottant l’un au-dessous de l’autre. Les différents espaces du bâtiment de Frank Gehry permettent des ambiances chaque fois originales. Il y a les grandes salles où sont accrochées plus d’une dizaine de toiles ou, comme pour un cabinet de travail, les quelques mètres-carré qui enveloppent le visiteur comme dans un cocon, une matrice. On retrouve l’idée des Rothko’s rooms de différents musées et de la chapelle de Houston. Toujours est offerte une impression d’entrer dans l’espace, de toucher l’espace, ce qui n’est déjà pas rien, alors même que, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les toiles ne sont « que » surface.
De même, on entre dans la toile, ou plutôt chacune nous absorbe, nous embrasse, faisant toucher la couleur, parfois vive, parfois sombre à l’excès, parfois grise. La couleur devient matière. Le spectateur, si l’on ose dire, est incité à participer à ce qu’il voit, à passer de ce qu’il voit à sa propre vie que la toile lui offre en miroir. C’est que le peintre essaie de raconter autre chose que le déjà connu en permettant d’expérimenter une manière d’être que la toile ordonne. On sort de l’exposition apaisé, reposé, ne sachant plus quand ni où commence et finit le monde ‑ certainement pas à ce qui nous enserre, encadre ‑, ne souhaitant plus en être préoccupé. Autre paradoxe, ce qui referme l’espace et le temps les ouvrent infiniment. L’espace de la toile devait « devenir quelque chose par lequel on pouvait entrer. Les tableaux étaient des portes donnant vers l’inconnu. » Il y a de l’exil dans cette expérience, comme Abraham « parti sans savoir où ». La matière se fait espace, l’aplat énergie, la couleur forme et même « silence solennel » (S. Preston). Comme si l’oxymore seul permettait de parler des toiles de Rothko, « luxuriance que l’austérité laisse transparaître ».
Le travail du peintre est éthique, non comme message ou leçon de morale, mais comme acte, « une forme d’action sociale » dit Rothko, tikoun olam, dit Ouaknin à la suite de Cohen-Solal, réparation du monde par un engagement politique, lutte des classes, critique du capitalisme dans le marché de l’art, justice sociale. D’une part, toute forme nationaliste, isolationniste d’art, comme le dit un ami peintre pendant le second conflit mondial « n’est qu’une autre forme d’hitlérisme », d’autre part, ainsi que l’écrit Rothko, « une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. » Le spectateur sensible, l’ami, n’est pas celui que Rothko a rencontré et aimé, lui qui s’est fâché avec tant de monde, mais celui qui accepte d’être ami bien au-delà de ce que les circonstances imposent, ami de quiconque, en humanité, celui qui refuse de réduire le monde à son champ, son territoire, nation contre d’autres.
Le jeune enfant juif aura-t-il gravé en la mémoire du vieux peintre que l’interdit de la représentation ou équivalemment celui de prononcer le Nom n’est autre que la condamnation de l’idolâtrie, laquelle flanque dans l’identité sa divinité tutélaire. Avec la couleur, Rothko fait résonner le Nom sans nom en épelant la vibration du monde au rythme de la beauté et de la justice. A défaut de réparer le monde, on peut au moins en prendre soin et, le voir, le contempler, le toucher, le pénétrer, l’art le rend possible.
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