Cherche ta place / Marie Noël

Je m’en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,
Chaque jour je franchis un nouvel horizon.
Je cherche pour m’asseoir le seuil de ma maison
Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.

Mais las ! J’ai beau descendre et monter les chemins,
Nul toit rêveur ne m’a reconnue au passage,
Et les gens que j’ai vus ont surpris mon visage
Sans s’arrêter, sourire et me tendre les mains.

Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place…

J’ai vu sauter dans l’herbe et rire au nez du vent
Des filles pleines d’aise et de force divine
Qui partaient, le soleil sur l’épaule, en avant,
L’air large des pays en fleurs dans la poitrine…

Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil
Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.
Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse,
Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,
Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,
J’ai regardé fleurir autour de leur festin
Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.

Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,
Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,
Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine
Et que ne goûterait pas même un puceron…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

De rien sachant tout faire, ici menant le fil,
Puis là, dessus, dessous, vite, vite, des fées,
Sous leurs doigts réguliers trouvent un point subtil,
Sans avoir l’air de rien, calmes et bien coiffées…

Toi qui pour ton travail uses le temps en vain,
Toi dont l’aiguille borgne, attentive à sa piste,
Pique trop haut, trop bas, choppe, accroche, résiste,
Prise aux pièges du fil tout le long du chemin,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, fermes esprits, têtes pleines de mots,
Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,
Les causes, les effets, les remèdes, les maux,
Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage…

Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.
Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,
Ignorante qui crois que la terre est nouvelle
Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif
Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore
D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,
Et l’applaudissement des hommes les honore…

Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,
T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,
Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes
Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,
Patients, cherchent la vermine de leur âme
Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils
Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.

Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,
Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science
Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance
Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,
Être qui par hasard ne ressemble à personne,
Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû
Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.

Mais malgré moi j’ai mal… De l’hiver à l’hiver,
Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,
Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne
Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers
Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.
Bonne à rien que le sort conduisit de travers,
Je ferai mon squelette aussi bien que les autres.

Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?… Pas en enfer ;
Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.
Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire…
Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit
Où reposer enfin ma longue lassitude ?
Ou m’enfermerez-vous — hélas ! que j’aurai froid ! —
Dans une lune vide avec ma solitude ?…

Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?
Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.
Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge…
Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout.

Marie Noël, Les Chansons et les Heures, Gallimard, Paris 1995, p. 65

J. Sorman, Le témoin (roman)

Joy Sorman, Le témoin, Flammarion, Paris 2024

L’auteure a publié des explorations de recoins de la société, une unité de soins psychiatriques, une gare, une boucherie. Elle récidive, s’immergeant une journée par semaine pendant un an au Palais de Justice. Alors même que les audiences sont publiques, rendant visible l’action du peuple qui juge par le truchement de magistrats, peu de citoyens qui n’y ont été convoqués savent ce qui s’y passe et comment cela se passe.

Paradoxalement, cette action publique fait plutôt penser aux coulisses d’un théâtre et des espaces organisés comme une scène. Les lieux sont aussi des rôles, le parquet, le siège, la barre, le box des accusés, les avocats, les parties civiles, les greffiers, la police, le public. Il y a des costumes, ceux des magistrats qui donnent une impression de pouvoir, de distance et de neutralité, bien distincts des vêtements des prévenus ; il y a une langue technique qui bien souvent échappe aux coupables comme aux victimes : « ici plus qu’ailleurs, le mépris de classe s’exprime dans la langue, le pouvoir est du côté de ceux qui manient le verbe » ; il y a un déroulement ritualisé avec des actes, toujours dans le même ordre, identité du prévenu, résumé de l’affaire, etc.

De ses journées à observer les audiences, l’auteure rend compte de façon documentaire. La matière de son livre n’est guère fictionnelle et a l’objectivité des faits, d’un reportage. Aucun nom n’est donné pour ne pas porter atteinte à la protection de la vie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un essai ou d’une étude sociologique, mais d’un roman. Si Bart est le seul personnage à avoir un nom, c’est d’abord pour des raisons romanesques.

Bart n’est cependant pas un personnage, ou le moins possible. Il est sans qualité, sans psychologie, sans désir, sans histoire. On sait peu à peu ce qu’il finit par penser de la justice en train de se rendre, de la possibilité de rendre la justice, de ce qu’est être coupable ou innocent, de l’intrication, honorée ou non par le personnel judiciaire, de la faute personnelle dans les circonstances sociales (couleur de peau, classes sociales, niveau et type de culture, maîtrise ou non du français, histoire familiale, etc.) Cela autorise une sorte de neutralité, comme l’œil d’une caméra, celle que l’on pense être celle du juge.

Or cette neutralité n’existe pas, pas plus pour Bart que pour les magistrats. Et cette torsion que rend possible la littérature dit le défi voire la folie douce qu’est l’acte de juger quelqu’un. Subrepticement, le verset évangélique se fait entendre mais… « quand Jésus dit ne jugez point, la foule dit ne soyez pas laxiste ».

Le texte paraîtra à charge contre les juges. Et il l’est. Mais ils sont eux-mêmes victimes de leur rôle, agis par leur rôle. L’enceinte de la salle d’audience n’est pas hermétique ; la politique et l’imaginaire social y entrent et influent sur les jugements. La justice dépend des moyens qui la financent, ou non, du manque de personnel, des circulaires ministérielles, du dispositif (comparution immédiate à l’extrême opposé de la cour d’assises, en termes de temps, de moyens, de possibilité de s’expliquer), des prévenus qu’arrête, ou non, la police, de la pression sociale : « Il est plus grave de laisser un coupable dehors que d’enfermer un innocent. »

En face, les justiciables censés être entendus dans leur individualité sont constamment re(con)duits à leur classe, à leur condition. Juger une personne c’est toujours aussi juger une société, et la fiction judiciaire qui ne fonctionne qu’à distinguer strictement les deux se prend dans le tapis de sa contradiction. Il y a un air de Foucault ou, pour le dire plus directement, on se demande pourquoi le travail de Foucault semble avoir si peu eu d’effet sur le processus judiciaire. « C’est parce qu’il ne croit plus en la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre, et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis – que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités […] ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement. » Les experts sont toujours des psychiatres, jamais des sociologues. Pourquoi donc ?

Qu’est-ce que juger ? En quoi faire souffrir, priver de liberté, répare le dommage ? Là, c’est un air nietzschéen qui se fait entendre : « Comme si la souffrance administrée à l’accusé pouvait être mise en rapport avec la souffrance vécue par les victimes, comme s’il existait une économie de la souffrance et des punitions et que l’administration d’une douleur en compenserait une autre. » En quoi la punition n’est-elle pas vengeance ? Comment faire pour qu’il n’en paraisse rien ? « On assigne à la répression d’autres objectifs, on lui attribue des propriétés bénéfiques, on détourne l’attention, on évoque la rééducation le redressement, la guérison, et châtier n’est plus seulement cette tâche ingrate, peu glorieuse, châtier deviendrait presque aimer, car qui aime bien châtie bien. »

Qu’est-ce que juger si les lois (contre le terrorisme) permettent de condamner sur ce que le prévenu aurait pu commettre et non seulement sur les actes effectivement commis ? Que faire avec ou pour les multirécidivistes qui ne semblent pas comprendre les avertissements des premières peines quasi systématiquement assorties de sursis ? « La prison n’est pas seulement un lieu de privation de liberté […] mais un lieu d’amenuisement des corps », de désocialisation, de disparition sociale.

Les assises échappent peut-être seules au verdict sévère de l’auteure, de son observation ; « si punir n’est pas glorieux, si la justice ne répare rien, parler et écouter, le minimum requis dans cette enceinte, peuvent être avantageux, estimables. »

« Bart était venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’était rarement. » N’est-elle pas une comédie dès lors que la société qui la rend est inégalitaire, cadre de discriminations ? Comment peut-elle continuer à énoncer que nul n’est censé ignorer la loi, alors que celle-ci est toujours plus complexe et spécialisée, ? Bart est pris par « un sentiment non pas de pitié pour cet homme perdu et violent, mais d’injustice, celle évidente et implacable de la vie, sa condition inégalitaire, cette injustice de la naissance que la justice ne corrige jamais, ne compense pas, mais plutôt accuse, aux deux sens du terme ». Il semble que devant tant d’arbitraire qui finit par prendre l’allure de l’absurde, sous les atours de l’institution juste, il ne reste que la prière ! « Alors Bart prie en silence pour la relaxe. » Les condamnés s’en remettent si souvent à une autre justice, la justice… enfin.

Le poète noir (K. James)

Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène
A l’encre de mes peines
Je m’époumone dans la fureur du vent
Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants
On me tue chaque jour dans la langue de Molière
Je rends chaque coup dans la langue de Césaire
Poète noir, je chante ma solitude
J’habille des espoirs que l’aube dénude

Je m’inspire de feuilles mortes aux couleurs d’automne
Ma poésie naît où l’été s’endort quand l’hiver chantonne
Puisqu’écrire c’est oser, j’ose sans demi-mesure
J’ai des souvenirs pourpres à en faire rougir l’azur
Mais je viens des tours de ciment, à perte de vie
Cimetière d’illusions où se terrent les envies
Quand les lendemains ne font même plus de promesses
Mourir à vingt ans peut te sembler romanesque
A traîner le jour, j’ai vu naître la nuit
On a longtemps cru que vivre, c’était tuer l’ennui
L’égalité, j’ai cru la voir en silhouette
Ce soir où la pauvreté pointait un flingue sur ma tête

Je noircis des feuilles blanches à l’encre d’ébène
A l’encre de mes peines
Je m’époumone dans la fureur du vent
Mes mots s’envolent comme des nuages mouvants
On me tue chaque jour dans la langue de Molière
Je rends chaque coup dans la langue de Césaire
Poète noir, je chante ma solitude
J’habille des espoirs que l’aube dénude

Jugé sur mon teint
J’écris à l’instinct
J’ouvre les bras du monde
Mais seule la peine m’étreint
A leurs sourires forcés
Je ne serai jamais français
Ici les fils de colons ont peur d’être « grands-remplacés »
Au soleil levant s’éteindront mes jours
Ils la feront sans moi la guerre civile d’Eric Zemmour
Peur des différences ou panique sanitaire
Les moutons masqués trouvent la dictature salutaire
Je mène une vie de poème, je m’émancipe en lettres
Je n’attends pas qu’on m’aime, j’exige qu’on me respecte
A chaque instant je meurs je ne suis pas grand-chose
Peut-on rendre le monde meilleur en semant des pétales de proses ?

Kery James, Le poète noir, 2022
Actes-Sud, Arles 2022, pp. 81-82

Le clip

M. Amoudi, Les conditions idéales (roman)

Mokhtar Amoudi, Les conditions idéales, Gallimard, Paris 2023

Le Prix Goncourt des détenus 2023 a jeté encore un peu plus de lumière sur le roman de Mokhtar Amoudi, récit d’une adolescence en cité. Le décor est planté dès les premières lignes, une vie comprise par celui qui n’est encore qu’enfant : « Le cauchemar, il veut me tuer ! » « J’aime pas vivre, j’ai voulu casser ma tête. » « Je m’étais persuadé ; j’étais mauvais et inutile à tous puisqu’en temps de paix, on n’abandonne pas son enfant. On m’avait maudit à la naissance. / Je vivais une aventure étrange, celle de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance. »

A la toute fin, comme on écho, au moment de quitter l’enfance, on lit : « Partir c’est difficile, c’est mourir qui est simple. » Tout le texte est parsemé de formules bien frappées et contrintuitives, à l’encontre du moins des évidences, quand on ne sait pas déjà ce dont demain sera fait. « On ne naît qu’une fois, après, c’est trop tard. » On a plaisir à lire et du mal à lâcher les personnages, ne serait-ce que quelques instants.

Le récit est un peu à la façon de Kertesz ou de Match Point de W. Allen, comme si l’on ne savait pas, comme si les conséquences du choix ou du hasard de l’instant étaient inconnues, insoupçonnées. Dire oui ou non peut créer les conditions idéales. Idéales selon quel point de vue : celui d’une carrière de délinquant ou d’une sortie de la délinquance, celui de l’espoir qui rachète la vie cassée d’une mère ou justifie le travail d’une assistante sociale, celui d’une voie originale et propre que pourrait enfin choisir le jeune adulte. [Le personnage principal] « raconte de tout petits éléments qui change sa direction. Ça tient à pas grand-chose. Il n’y a pas de point de bascule, il n’y a pas de choix. Il ne choisit pas la mauvaise voie ou au contraire la bonne ; pour autant, il n’est pas victime d’un système, il est responsable de ce qu’il vit. » (A. Leiris) On n’est pas dans la leçon de morale, dans le jugement mais dans une volonté de nommer les choses ne serait-ce que pour se les approprier et essayer de comprendre. De ce point de vue, on pourrait parler d’un récit initiatique, apprentissage de la vie.

Qui aimer, comment aimer, à qui se fier, qui suivre, dans les pas de qui marcher ? Ce sont les questions que l’on entend derrière les barreaux, lorsqu’une incarcération met un coup d’arrêt, provisoire ou définitif, au cycle des infractions des jeunes détenus. Est-il possible de ne pas replonger ? Comment échapper à la maladie psychiatrique qui concerne tant de personnes marquées comme au fer par un traumatisme quasi héréditaire, frères, mères, enfants de l’ASE, etc. ? Est-il possible de choisir une autre vie, lorsque la vie des cités est tout de la vie, et tout autant lorsque la vie des quartiers plus favorisés socialement peut être mortelle, tellement, comédie sociale. Quelques pages décrivent ces autres milieux avec une espièglerie jubilatoire.

Il n’y a peut-être que les toutes dernières pages qui soient ratées. Pas sûr qu’on ait besoin de refermer tous les chapitres, de prendre des nouvelles de tous ceux que le texte a fait rencontrer, que l’on a aimés ou à peine remarqués, ignorés. En rester à Marx, discrètement sollicité, aurait fait une bonne conclusion.

Autant qu’on puisse en juger, rien n’est forcé, caricature ou poncif. L’Islam et Fouad l’Imam, sa bonté, la superstition et la désaffection de la foi, pénètrent l’ordinaire des jours autant qu’ils restent en définitive marginaux. Dieu n’est-il le nom que d’un impossible désiré ? Sa miséricorde qui lui donne un de ses noms peut-elle être sans cesse contredite dans les faits autant que dans les discours ? La vertu d’une religion ne réside-t-elle qu’en ce qu’elle permet d’échapper au pire, Dieu n’aime pas les jeux d’argent, la vengeance, et tant d’autres choses dont les interdits pourraient à courte échéance nous garder ?

Quelques questions qui rejoignent celles que le roman pose plus explicitement, y compris dans un effet miroir. « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez vous ? » Qu’est-ce qu’un bon roman, un « choc littéraire » ? Le lecteur ne peut guère se dérober.

R. Franc, Je vais bien (roman)

Régis FRANC, Je vais bien, Les Presses de la cité, Paris 2023

Ils sont nombreux ceux dont la vie, sans être horrible, ne permet pas de trouver le bonheur. Ce n’est juste « pas terrible », à tous les sens du terme, a priori banal. Est-ce de leur faute, comme s’ils avaient refusé de se faire jardinier de joie ? « Dire par le menu ce que furent leur vie, autrement qu’en mots convenus. Incapables d’explorer le détail, qui toujours est ce rien sans importance qui dit plus et mieux. Comme si leur vie, leurs jours ne valaient pas grand-chose et qu’il en soit ainsi pour les siècles. […] Je ne me sens aucun talent pour inventer […]. On n’entre pas dans la chambre des parents. »

Rupture de la transmission dans un monde ouvrier, ou plutôt du petit artisanat d’une ruralité sans richesses, mort de la mère alors que les enfants sont encore petits, incapacité des adultes à se mettre à hauteur d’enfants pour entendre, comprendre. Les profs comme les parents préfèrent crier, menacer voire frapper que se creuser la tête. Et l’enfant fait ce qu’ils font, ne pas se creuser la tête, quand bien même tout de la vie lui pose question, lui creuse la tête.

Cela pourrait faire une histoire de plus sur la faillite des familles, dont il est vrai, on ne sait pas bien ce qu’elles auraient dû ou pu faire de plus ou de mieux. Mais surtout, vient un temps où s’impose la suspension du jugement – qui sommes-nous pour juger ? ‑, pourquoi d’ailleurs faudrait-il juger ?

L’interdit de juger – et tu ne seras pas juger – s’oppose à un atavisme trop humain, réclame un effort pour être à hauteur… d’aïeux. Le recul cynique de l’auteur pourrait être le moyen de respecter l’interdit, meilleure façon de ne pas prendre les promesses non tenues de la vie en pleine figure et bricoler à son tour une existence si semblable dans ses différences mêmes, vie recommencée, un métier, des enfants. « Cette sensation d’avoir atterri nulle part et de n’être attendu par personne. [… Il] « aura de la chance » prédit la sage-femme. J’aime à le croire. »

Le cynisme n’empêche pas d’aimer ni de respecter. Au contraire, il permet de ne pas se faire une montagne des incompréhensions de sorte qu’il ne peut s’agir d’en vouloir à qui que ce soit et d’inventer la paix, d’aller et venir dans la paix. « Je vais bien », en définitive.

P. Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière

Panayotis Pascot, La prochaine fois que tu mordras la poussière, Stock, Paris 2023

Un premier texte qui se vend à plus de 100 000 exemplaires, voilà qui a de quoi intriguer. Ils ne sont pas nombreux les écrivains confirmés à atteindre de tels chiffres. Faut-il attribuer cela aux réseaux sociaux où l’auteur serait connu ? On trouve des critiques aussi positives que négatives du roman autobiographique, qui reprennent toutes les mêmes questions et affirmations, recopiant une campagne de communication, bien plus indigente que l’ouvrage.

On a reproché à l’auteur son écriture, la superficialité de son récit, son manque de construction. Certes, l’adverbe de négation, quasi systématiquement absent, est incorrect, mais nulle part, cela n’a été relevé. L’auteur lui-même parle du passage au monde adulte et ainsi d’une sorte de roman d’initiation. Pas sûr que ce soit le cœur du récit. On explique la dépression par les deux autres thèmes centraux, le rapport au père et l’homosexualité ; voilà qui fait plus que cliché alors même qu’il n’est pas certain que le lien de causalité se trouvent dans ces pages.

Ce qui particulièrement touche juste, c’est le récit de la dépression. Un jeune adulte au bord du gouffre, banalement, sans plus de raison que cela. La vacuité de la dépression, lorsqu’il ne parvient plus à s’estimer parce qu’il ne sait pas faire avec la sollicitude des autres, celle de son frère notamment. Leur bonté à son égard peut être reconnue, et pourtant, cela ne suffit pas à ce qu’il la croie ; il ne parvient pas à en vivre. Savoir est une chose, croire en est une autre !

N’être « qu’un merde », comme « un insecte écrasé depuis trois ans sur mon pare-brise ». « Je me fais très souvent chier. A part dans le travail, la création. Tout le reste m’ennuie. Les discussions, faire de nouvelles connaissance, les amis de mes amis, parfois mes amis, les petites règles de la vie qui font qu’on est obligé de respecter des codes précis pour évoluer dans d’autres cercles. » « Jours qui, depuis trois semaines, ne faisaient qu’un seul gros bloc grisâtre, rempli d’hiver et de frayeur. J’avais la même pensée terrifiante du moment où j’ouvrais les yeux à celui où je les fermais. Dès que la journée laissait place à la nuit, ça empirait, je suintais de crainte. […] Quand il m’a annoncé cette dépression, je ne l’ai pas cru, malgré le fait qu’il ait quarante ans de pratique, mais ça m’a soulagé. » « Mon corps a fini par lâcher, une grippe, et juste avant qu’elle se déclare, je me suis retrouvé allongé par terre dans un parking, une clope au bec, la cendre tombant sur mes larmes, mes larmes glissant dans mes oreilles, mes oreilles sur bitume froid, et le froid me remplissant d’un bloc, ténu. »

Ce n’est sans doute pas le meilleur texte de la rentrée littéraire, mais l’on comprend que le mécanisme de la fiction permettre à bien des lecteurs de nommer leur propre moment dans les relations, le travail, la famille, la société.

E. De Luca, Le plus et le moins

Erri De Luca, Le plus et le moins, Gallimard, Paris 2016

Texte qui date de 2015, Le plus et le moins n’est pas d’un abord facile. Du moins le temps des premières pages. On ne sait pas à quoi l’on a affaire, des petits chapitres de quelques pages qui présentent des sensations plus que des anecdotes. On comprend peu à peu qu’il s’agit de souvenirs, comme des pages détachées d’une éphéméride, rassemblés, sans lien entre eux, si ce n’est qu’ils finissent par dessiner le monde de l’auteur, sa manière de vivre le monde.

La beauté de la prose, la force des images, le surréalisme qui transmue le réel tiennent le lecteur en suspens plus qu’une narration. « J’ai touché l’immense en peu d’espace, l’épuisement du corps et l’énergie absorbée par un fruit cru de mer. J’étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l’île à cette liberté. »

C’est le fils accompagnant sa mère âgée renouveler ce qu’elle sait être sa dernière carte d’identité. Il est incapable de dire quoi que ce soit quand elle dit sa fin, sa mort mais prend le plus grand soin du corps qui peine dans l’escalier du bureau de l’Etat civil. « A présent, elle fait aussi partie de l’histoire. Dans ma cuisine, le soir, assis à notre table déserte, je mâche mon dîner les yeux dans mon assiette et j’avale les manques dont je suis composé. »

C’est la littérature, la lecture. « Les livres ne redoublent pas l’épaisseur des murs, ils l’annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors. »

C’est la force de la révolte, celle qui refuse l’injustice et le mépris. C’est l’anarchie comme dénonciation de tous les pouvoirs. « « Vos fils et vos filles sont au-delà de vos ordres » : ce n’était pas un cri, c’était un crachat sur les pieds des hiérarchies, un graillon contre l’arbre de la transmission de pouvoir et de soumission d’une génération à l’autre. » « Là où la guerre est la loi, les actes de la paix sont clandestins, des actes de bandits. » Tous ceux qui aident les migrants le savent alors que le ministre vend le pays au diable de la haine des ignorés.

C’est la rencontre amoureuse qui troue l’absence, interdit la suffisance retirée du vieux garçon. « La femme était un bout de soir de fin de décembre, entrée par la porte en même temps que le vent. […] Elle a ri entre mes bras, le sursaut le plus beau qu’un homme puisse contenir. »

Les moments ainsi juxtaposés n’ont plus grand-chose d’autobiographique ; ils ne sont plus rien de circonstanciel ni d’individuel. Ou plutôt, leur singularité donne au texte une forme d’universalité, rien d’abstrait, mais ce qu’effectivement ceux de l’humanité ont en partage, voudraient avoir à se raconter, tant comme ce qu’ils savent que ce qu’ils ont besoin d’apprendre.

On termine la lecture, comme si c’était un art de la simplicité que la vie, et que c’est tellement difficile la simplicité. Non le simplisme, les p’tites jolies choses, la première gorgée de bière, etc. mais le rire aux éclats de l’enfant nietzschéen. Lecteur des Ecritures, Erri De Luca est si souvent le commentateur de la pauvreté de cœur évangélique, une porte étroite, un joug qu’il faut du temps à découvrir léger, la vie en abondance dans la frugalité. Du journal d’un aveugle, réécriture d’une guérison par Jésus, passe comme l’évangile du miracle à la croix. « Hélas, homme, tu as ouvert les yeux à tant d’entre nous et personne ne pourra fermer les tiens quand tu les ouvriras tout grands et aveugles sur l’échafaud des Romains. Ils le suspendirent à la poutre les bras écartés. Je suis resté jusqu’à son dernier souffle. « Dans ta main, confie mon vent », cria-t-il en citant les vers du psaume de David. Soudain, il fit nuit en plein jour, un goudron d’obscurité sur Jérusalem. Seuls, nous autres les aveugles, trouvâmes le chemin du retour sans obstacle. »

C. Djavann, Et ces êtres sans pénis ! (roman)

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C. Djavann, Et ces êtres sans pénis !, Grasset, Paris 2021

On ne sait, à part le dernier chapitre, ce qui relève de la fiction ou de la réalité, dans le roman de Chahdortt Djavann. C’est que la réalité peut-être plus mortelle que la pire des fictions et que la fiction, même improbable, laisse entendre que l’humanité, les femmes d’abord, ne sont pas faites pour subir les pires violences, renverse les évidences idéologiques ou factuelles. Le texte ne manque pas d’humour, grinçant ; le surgissement dans la fiction de l’auteure est vraiment original. « La littérature, la fiction, n’est rien d’autre qu’une revanche imaginaire sur la réalité. » Lorsqu’il n’est pas possible de changer le monde, lorsqu’il faut trouver des stratégies pour vivre, encore.

Le cadre est celui du régime islamiste iranien, et particulièrement la violence qu’il réserve à « ces être sans pénis ». Une haine du régime est nourrie par la mise en intrigue de faits divers ; Négar et Leili, Sara, une deuxième épouse ‑ sans nom ‑, assassinée par son mari, leurs histoires sont celles, aussi incompréhensibles qu’incontestables, d’une société qui n’existe qu’à opprimer jusqu’à la majorité de sa population. Comment cela est-il possible ? Pourquoi cela est-il possible ? A quoi cela sert-il ? Quel intérêt peuvent bien y trouver les mâles ? Vivre d’être plus forts, vivre d’opprimer. C’est tellement outrancier que l’on en oublierait qu’il n’y a pas qu’en Iran que l’égalité de dignité des hommes et des femmes n’est pas la norme.

Ce qui rend la religion détestable, plus que son dogme ou ses rites, c’est l’usage de la force, la violence institutionnelle qui détruit et opprime les personnes aussi bien que l’art de vivre et la culture. Une religion peut-elle paraître un tant soit peu porteuse de vérité et d’avenir tant qu’elle assène par la force ce qu’elle estime nécessaire ? A croire qu’elle ne pourrait prendre sens que par ce qu’elle suscite de réaction, de rejet, d’aspiration à la liberté et à la vie, en les empêchant. La religion des mollahs et des ayatollahs nourrit une pensée des Lumières sans cesse réinventée.

On sera peut-être moins séduit par l’aspect idyllique ou paradisiaque de la société alternative. Peut-être est-ce mieux que cette dernière demeure impossible, farfelue même, pour que l’on ne se prenne pas à rêver du grand soir ou du paradis sur terre. On sait combien les messianismes et autres utopies ont généré de catastrophes. Que seulement l’on trouve dans la fiction la force de dénoncer l’horreur et la ressource de vivre, avec les moyens du bord, une humanité… humaine.

L. Murat, Proust roman familial

Robert Laffont, Paris 2023 (Prix Médicis essai)

Le moindre des intérêts de Proust, roman familial, n’est certes pas de donner une impétueuse envie de lire ou relire La Recherche. A travers l’histoire, évidemment re-composée, ou tout simplement écrite, composée, de sa propre expérience, Laure Murat met en évidence l’efficace, l’efficience de la littérature.

S’il s’agissait d’autobiographie, de témoignage, cela pourrait être intéressant, tout comme si était présentée une étude universitaire. Bien que l’érudition se devine sans jamais se montrer, le texte ne relève pas de la critique littéraire non plus. On pourrait davantage parler d’un essai de sociologie, ce que fait la lecture, et tout particulièrement, celle de Proust, en éclairant, montrant, décodant le monde, en émouvant et mouvant le lecteur.

La Recherche décrit et déconstruit le monde, et d’abord celui dont l’autrice est issue. Pas plus que l’intérêt de Proust résiderait dans la proximité du beau-monde, le texte de Laure Murat ne concerne et ne vaudrait que pour celui-ci. Aussi séparée qu’elle se veuille, la mise en scène de l’aristocratie dans La Recherche, permet, ne serait-ce que par ricochet ou par effet miroir, d’éclairer les, des, fonctionnements largement partagés de la vie en société.

Le cadre hypernormé de l’aristocratie est démonté par Proust, liens qui figent, arraisonnent, desserrés voire défaits. C’est le royaume de l’apparence, du paraître, où il convient – ce sont bien des convenances – d’évoluer dans la société de façon policées au point de ne jamais exprimer l’âpreté ou la jubilation, l’ennui ou l’indifférence de l’existence. « L’aristocratie, royaume du signifiant pur et de la performance sans objet, est un monde de formes vides. »

Toute littérature digne de ce nom propose d’essayer des mondes, de « percer de nouvelles perspectives » et celle de Proust permet d’exister dans une forme d’alternative au monde hiérarchique et traditionnel, celui de la transmission de l’identité que l’on croit immuable et qui est cultivée, protégé comme un patrimoine ou un monument historique, à vouloir être sans cesse répétée.

Le passage à une autre manière de vivre est libération et rupture, violente, sans retour, comme un impératif catégorique : « Choisis la vie ! ». Dans la Recherche, l’homosexualité est refoulée ou du moins clandestine, alors même que le roman la fait venir au grand jour. Ce que Proust en dit comme devant être cachée constitue une sorte de Pride. C’est un des aspects parmi d’autres de la vie de l’autrice qui trouve dans la lecture de Proust une porte de sortie (du placard). Terreur que la réaction de sa mère : « tu es une fille perdue », une prostituée, une fille que je perds, qui est morte, une fille condamnée…

Ce qui se joue dans la lecture de la Recherche est ainsi une série d’expériences de libération, et ce n’est pas sans raison que l’on pourra parler d’expérience de salut. Il n’y a pas à attendre les Lumières et la Révolution pour parler de liberté comme but, et non comme moyen ou condition seulement. « C’est pour notre liberté que le Christ nous a libérés », écrit curieusement mais sensément Paul. Le grec de Galates 5, 1 ne fait pas problème, mais les traducteurs sont à ce point décontenancés par ce qui leur paraît un pléonasme, qu’ils inventent des contorsions qui n’ont pas lieu d’être et enchaînent là où tout dit la liberté.

Le dernier chapitre de Laure Murat parle de salut ‑ non religieux ou théologique : vie humaine, libérée autant que possible, ce qui rend la vie vivante. Il existe, on le sait des vies de moribonds, et même des moribonds volontaires, de moribonds qui agencent le monde en mort, des vies mortifères. Le portrait peu amène que trace plusieurs pages de la mère de l’autrice, en fournit un exemple éloquent. Et ce qui ouvre la possibilité d’un vent de liberté est une forme de quête, où non seulement l’on se reconnaît indigent, manquant, mais où l’on éprouve que, plus l’on (Re)cherche, plus s’excite le désir, plus ce qui est désiré se dérobe, manque, ou plutôt, plus ce que l’on en attrape ou retient n’est pas cet objet. Ainsi l’attente du baiser du soir qui ouvre le roman de Proust. La Recherche se nourrit du manque.

Dans un univers sans foi, ces mots et cette expérience ont la même forme que ce dont témoignent les mystiques en face d’un christianisme qui, à bien des égards, fonctionne lui aussi comme la transmission d’une tradition muséographique ou identitaire et non vivante, une apparence normée et des règles de convenance qui font croire que tout n’est qu’amour, joie et paix, et dissimulent tant de bassesses et d’esclavages.