T. Ben Jelloun, Au plus beau pays du monde (nouvelles)

Tahar Ben Jelloun, Au plus beau pays du monde, Seuil, Paris 2022

Une série de quatorze nouvelles (publiée en octobre 2022) comme autant de micro-observations de la société marocaine contemporaine, surtout celle d’une classe sociale aisée, souvent installée entre le Maghreb et l’Europe. Des miniatures pleines de tendresses ou porteuses d’une violence terrible. Le déchirement d’une identité entre un pays dont on n’est pas ou plus et un autre dont on ne sera jamais totalement, soit que le racisme l’empêche, soit que la nostalgie d’un art de vivre l’interdise.

Au plus beau pays du monde dit l’exagération nostalgique au point que l’on ne sait s’il faut entendre le titre comme la joie et la fierté d’avoir la chance d’être de ce pays ou l’ironie qui dénonce le mensonge de ce que l’on serait obligé de dire à propos de son pays. Selon que vous lisez telle nouvelle plutôt que l’autre, selon que vous êtes sensible à la beauté d’une civilisation ou agressé par la force du destin ‑ Mektoub, c’est écrit ‑ vous oscillez d’une interprétation. Le titre du recueil, contrairement à ce qui arrive souvent, n’est pas celui d’une des nouvelles mais celui du poème qui ouvre le volume. Pas sûr qu’il permettre de trancher sur ce que l’auteur pense lui-même du plus beau pays.

La langue est belle, poétique. Cela ne fait qu’en rajouter au déchirement. Comment dire la méchanceté et la cruauté bellement ? N’est-ce pas déjà les civiliser, les policer, les amoindrir ?

La première nouvelle se joue dans la dernière ligne. C’est magnifique. Mais là encore, les interprétations sont ouvertes, rien n’est dicté. Non, ce n’est pas écrit, et c’est sans doute cela qui permet de dire, au premier degré, que l’on est au plus beau pays du monde.

J.-B. Del Amo, Le fils de l’homme (roman)

Jean Baptiste Del Amo, Le fils de l’homme, Gallimard, Paris 2021

La tension monte, inexorablement, de page en page et jusqu’à la dernière ligne. Comment un fils d’homme est pris dans la violence des pères avant lui. Encore enfant, aura-t-il la force d’y échapper ? Est-ce seulement possible…

Un père revient après une longue absence. Il embarque le fils et la mère dans une planque où il a prévu de vivre, aux Roches. Se planquer de qui ? de quoi ? On ne peut se cacher à soi-même ni contraindre les autres à suivre la folie douce d’une espérance, celle d’en sortir par un « simple » déménagement ; la folie devient furieuse, mortelle, criminelle.

Les descriptions de la forêt et de la montagne sont aussi terrifiantes que la narration implacable et double du roman. Alternent en effet la survie en montagne que le père s’efforce de vouloir vie, et la maison ouvrière que la mère et le fils ont dû quitter lorsqu’il est venu les enlever.

Le titre ne peut pas ne pas faire référence à celui que les Evangiles nomment le fils de l’homme. Il y a une femme avec un enfant dont on ne connaît pas le père. Le personnage du père pourrait sembler se prendre pour Joseph ; mais n’est pas « un homme juste » qui veut ! Ce n’est pas une affaire de faute, ou alors elle remonte bien loin, comme un héritage plurigénérationnel. Le fils de l’homme écrit l’envers de l’évangile, un récit, non de salut, mais de perte, jusqu’à la mort, aux antipodes d’une bonne nouvelle. « Le père et la mère de l’enfant », trois personnages donc, avec le passage, comme un ange, de celui qui pourrait être à l’origine de la grossesse. La montée de Jésus vers Jérusalem et le Golgotha est écrite d’avance dans le drame évangélique, avec une économie de moyens, notamment psychologiques. Pareillement dans le roman de Del Amo ; pas de psychologie dans la montée dramatique, sur la montagne des Roches. S’il y a une échappatoire, une fenêtre vers le salut, ce pourrait être la culture, depuis la préhistoire de l’humanité et les peintures pariétales qui ouvre et referme le texte, jusqu’à l’écriture de la fiction romanesque.

Pajtim Statovci, Bolla (roman)

Coup de poing dans le ventre, impossibilité de respirer, comme cela est plusieurs fois raconté dans le roman, Bolla raconte l’ordinaire des jours et du mal. Ce mal, c’est la guerre, et l’on n’y peut peut-être pas grand-chose. Ce mal, c’est ce que nous faisons de nos vies. Pas sûr que nous ayons plus d’emprise.

A la fin du premier tiers du roman, la question du bonheur. « Tu es heureux, demande-t-il ensuite. » Les toutes dernières lignes pourraient apporter la réponse, ou plutôt faire entendre un écho : « et, la nuit venue, se faufiler dans sa caverne où cela va se coucher après son harassante journée ‑ un jour heureux, cela suffit ; / car la terre où cela fait alors sa demeure, vois-tu, c’est la terre des rois »

Tout, ou presque y passe : la violence sexuelle contre les mineurs, la violence conjugale, l’obligation « naturelle » de se marier et d’avoir des enfants, les désirs qui nous maîtrisent plus qu’on ne les soumet, l’exil, la prison, la migration, etc. On ne pourrait donner cadre beaucoup plus réaliste à la fiction !

Est-ce cathartique ? Sans doute puisqu’il s’agit d’une vieille légende. Et avec elle, la légende inaugurale : un serpent, le mal, un désir, un dieu qui semble bricoler. Le souffle coupé, peut-être, peut-on apprendre à respirer. On sait au moins que l’air est précieux.

Les argonautes, Saint-Germain-en Laye 2023

Caroline Dorka-Fenech, Tempêtes et brouillards (roman)

Un père et ses enfants. Sa fille, surtout. Il refait sa vie et laisse les siens. Il les abandonne cependant sans cesser de revendiquer qu’elle continue de s’intéresser à lui. Même dans sa nouvelle vie, il a besoin de recueillir elle l’admiration auquel il exige avoir droit.

Qui a mérité qu’on l’aime, y compris quand il a été abject ? A moins que l’on ne soit jamais autant abject que lorsque l’on ne comprend pas que l’on ne mérite rien, que la vie n’est pas une question de rétribution, de mérite. Soit l’on échange gracieusement, soit l’on fait des liens familiaux ou amicaux un esclavage.

Le père ne peut exiger que de celle qui entre dans son jeu. La fille aussi entretient la relation aliénante L’amant, lui, s’en protège ; il accompagne, soutient, se décourage parfois. Un amour qui guérit ou du moins apaise, assumant ses failles, reconnaissant ses fragilités. Il ne peut pas tout. Il n’est pas le thérapeute ; il se garde d’entrer dans une relation du devoir.

Une réflexion sur le mérite ne pouvait que poser aussi la question de la religion, du sens d’une conversion, du mensonge mais aussi de ce qui, à travers les traditions, tente de se dire d’humanité.

Exister, c’est toujours exister pour l’autre, devant l’autre. Comment dès lors apprendre la liberté d’être soi, différent, séparé ? Tâche plus ardue encore lorsque l’autre, père, mère, époux, etc. se pense soleil autour duquel tout doit tourner. Il, elle s’est tellement dévoué, a tout sacrifié. On lui doit bien cela. Et si aujourd’hui, il ou elle s’autorise un pas de côté, ne l’a-t-il pas mérité ? Le père, ce héros, cela n’existe pas, ou alors c’est un mythe, un maléfice.

Fable de l’anti-grâce, de l’anti-gratuité destructrice.