Baudry, Kohn, Haute lumière (poésie, photographie)

Gilles Baudry et Philippe Kohn, Haute lumière, Locus solus, Châteaulin 2018

La poésie, parfois, ce sont quelques mots sur une page. Beaucoup de blanc, ou de marge, le vide qu’une centaine de caractères, ou à peine davantage, rend visible. La périphérie est un lieu hospitalier d’où l’on voit ce que l’activité trépidante du centre, place to bee, ne laisse pas soupçonner.

La poésie de Gilles Baudry est de celle-là. Un silence d’abord, puis, évanescente, une voix de fin silence. A son tour, le lecteur devra certes faire silence, écouter. Cela ne suffira pas, parce que, comme dit le psaume, un autre poème, « pas de voix dans ce récit, pas de mot qui s’entende ».

L’ouvrage est une forme de commentaire de la Règle de Benoît sous laquelle le poète s’est placé depuis bien longtemps déjà. Ou plutôt, une stratégie pour faire entendre le silence à partir de la règle et de la pratique bénédictine de la vie. Chaque page tournée, plus encore que dans d’autres de ses recueils, touche l’insaisissable. C’est une caresse, une brise de paix, tout autant que l’air du large à respirer à pleins poumons, la force renversante de l’inouï.

Les photos de petits riens de Philippe Kohn montrent ce que les yeux ne voient pas et les mots de Gilles Baudry, fragiles, ourlent la vie de tout ce que l’on n’entend pas. Pas une ligne n’est de trop, n’est maladroite ; prodige de justesse à couper le souffle. On voudrait tout citer, mais ce serait passer à côté, rater l’é-vocation, appel parfois ironique où se lit qui nous sommes, au bord du silence. Les textes ou les photos marquent comme des balises pour une traversée que renouvelle chaque lecteur ; c’est à une expérience qu’il est conduit, au bord du silence.

Peut-être une réserve, quant au titre : est-il le meilleur ? Pour le disciple, il n’y a plus de hauteur depuis que la terre a vocation d’être ciel.

On viendrait, paraît-il, de loin
pour écouter les moines se taire
mais le silence est moins ce qui se tait
que ce qui nous éclaire.

Ici, tout exhale la solitude ouverte
             et la porosité de la clôture.
En marge mais au cœur du monde
        en filigrane de la page.

Non l’inhumain isolement
mais la juste distance, le retirement
l’inassimilable solitude élue,
l’autre nom de l’amour.  
Une parole sans parole
est la patrie.

C’est elle
qui modèle et module nos vies.

C’est elle qui nous porte
et nous emporte loin de nous.
   

Riches de ce qui nous manque,
la grâce enfin
serait d’être touchés
à l’invisible de ce que nous sommes.   
 

Cherche ta place / Marie Noël

Je m’en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,
Chaque jour je franchis un nouvel horizon.
Je cherche pour m’asseoir le seuil de ma maison
Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.

Mais las ! J’ai beau descendre et monter les chemins,
Nul toit rêveur ne m’a reconnue au passage,
Et les gens que j’ai vus ont surpris mon visage
Sans s’arrêter, sourire et me tendre les mains.

Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place…

J’ai vu sauter dans l’herbe et rire au nez du vent
Des filles pleines d’aise et de force divine
Qui partaient, le soleil sur l’épaule, en avant,
L’air large des pays en fleurs dans la poitrine…

Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil
Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.
Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse,
Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,
Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,
J’ai regardé fleurir autour de leur festin
Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.

Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,
Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,
Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine
Et que ne goûterait pas même un puceron…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

De rien sachant tout faire, ici menant le fil,
Puis là, dessus, dessous, vite, vite, des fées,
Sous leurs doigts réguliers trouvent un point subtil,
Sans avoir l’air de rien, calmes et bien coiffées…

Toi qui pour ton travail uses le temps en vain,
Toi dont l’aiguille borgne, attentive à sa piste,
Pique trop haut, trop bas, choppe, accroche, résiste,
Prise aux pièges du fil tout le long du chemin,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, fermes esprits, têtes pleines de mots,
Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,
Les causes, les effets, les remèdes, les maux,
Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage…

Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.
Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,
Ignorante qui crois que la terre est nouvelle
Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif
Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore
D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,
Et l’applaudissement des hommes les honore…

Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,
T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,
Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes
Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,
Patients, cherchent la vermine de leur âme
Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils
Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.

Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,
Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science
Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance
Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,
Être qui par hasard ne ressemble à personne,
Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû
Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.

Mais malgré moi j’ai mal… De l’hiver à l’hiver,
Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,
Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne
Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers
Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.
Bonne à rien que le sort conduisit de travers,
Je ferai mon squelette aussi bien que les autres.

Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?… Pas en enfer ;
Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.
Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire…
Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit
Où reposer enfin ma longue lassitude ?
Ou m’enfermerez-vous — hélas ! que j’aurai froid ! —
Dans une lune vide avec ma solitude ?…

Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?
Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.
Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge…
Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout.

Marie Noël, Les Chansons et les Heures, Gallimard, Paris 1995, p. 65

C. Plettner, Lettres à Thérèse d’Avila

Lettres à Thérèse d'Avila (poche)

Claude Plettner, Lettres à Thérèse d’Avila, Cerf, Paris 2024

Est paru en janvier en format poche un texte de 2011 de Claude Plettner, ses Lettres à Thérèse d’Avila. Vu le prix ‑ 7 € et moins d’occasion ‑ à peu près personne ne peut, sous prétexte économique, se dispenser d’acquérir ou d’emprunter ces quelques pages superbes.

On a conservé de Thérèse une quantité de lettres, malgré toutes celles perdues (ou brûlées par Jean de la Croix !) dont le volume est aussi important que l’ensemble de ses autres écrits ! Femme de lettres, donc, à tous les sens du terme, Thérèse s’adresse aussi aux hommes et aux femmes du XXIe siècle. Mais certains seront arrêtés par la distance historique et sociologique, par les différences déroutantes dans l’expression de la foi et de la quête de Dieu, telles que vécues par Thérèse en disciple de Jésus.

La fiction d’une correspondance en réponse permet à Claude Plettner, théologienne, de rendre accessible et proche la réformatrice que fut Thérèse, peu après la protestation luthérienne, contemporaine de la fondation de la Compagnie de Jésus et du Concile de Trente. Etre disciples est une aventure et non un état, ou alors, l’état d’aventurier, d’aventurière. Cloîtrée, Thérèse parcourt le monde et la société de son temps à l’égal de ses frères partis à l’assaut du Nouveau-Monde. Et ceux qui la lisent aujourd’hui, même au plus trépident de l’époque, seront accompagnés dans leur propre aventure humaine, qu’ils soient croyants ou non, d’ailleurs.

De nombreuses citations, toujours mises en situation, paraissent écrites pour aujourd’hui pour tenter de dire ce qu’est vivre comme hommes et femmes de désir, désir de la vie bienheureuse, désir de marcher comme Jésus, désir de vivre en frères et sœurs avec ceux aussi que nous n’avons pas choisis. Thérèse et Claude Plettner à sa suite proposent de vivre en grand, en déjouant les illusions, tout spécialement en matière religieuse. Le geste de charité, si petit soit-il, ouvre le monde et dilate le cœur dans une dimension infinie qui permette de tutoyer le divin sans se prendre pour un ange, autrement dit, sans finir comme une bête. Bien utile, au moment où tant de fondateurs de communautés nouvelles ou de prophètes du relèvement de l’Eglise sont démasqués comme des monstres, où tant de chrétiens pour trouver l’extraordinaire de la vie chrétienne se cherchent des maîtres en merveilles… frelatées. Il n’y a de suite de Jésus que dans la banalité, la confrontation au mal et à la mort comme le plaisir des rencontres ordinaires, parce que c’est ce monde que Dieu a tant aimé, qu’il veut comme un Eden.

Au fil des dix-neuf courtes lettres, on visite la biographie de Thérèse et fait connaissance de quelques-uns de ses contemporains ; on lit sa compréhension de l’être chrétien, sa théologie ; on est initié à la pratique de la foi dans l’amour des frères et la prière.

Discours de François aux artistes (23 06 2023)

La traduction est parue sur le site du Vatican.
On retrouve le texte ici.

« J’ai encore une chose à vous dire, qui me tient à cœur. Je voudrais vous demander de ne pas oublier les pauvres, qui sont les préférés du Christ, sous toutes les formes de pauvreté d’aujourd’hui. Même les pauvres ont besoin de l’art et de la beauté. Certains font l’expérience de formes extrêmement dures de privation de vie; c’est pourquoi ils en ont encore plus besoin. Habituellement, ils n’ont pas de voix pour se faire entendre. Vous pouvez devenir les interprètes de leur cri silencieux. »