Les Bienveillantes

Bientôt va débuter la saison des prix littéraire et son grand cirque médiatique. Qui se souvient des œuvres couronnées dans le passé, voire il y a quelques années ? C’est pourtant intéressant de les lire avec un peu de recul quand les projecteurs se sont éteints.
Ainsi peut-on lire « Les Bienveillantes « de Jonathan Littell qui avait reçu deux prix en 2006 : le Goncourt et le Grand Prix de l’Académie française.


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On peut le dire d’emblée : il s’agit vraiment d’une œuvre magistrale, sans doute la première grande œuvre du XXIe siècle, cela a été beaucoup écrit.
Cette somme de 1400 pages ayant été beaucoup analysée, je me limiterai à  ce qui m’a touchée.

Le sujet est connu : Alexandre Aue, un jeune Allemand, très cultivé et sensible, s’engage, par idéal, chez les SS. Il a fait des études de Droit mais n’aime que la Littérature. On le suit pendant toute la durée de la guerre. Sa mission ne changera guère : rédiger, dans différents lieux d’opération de l’Allemagne nationale-socialiste, des rapports ayant pour objectif davantage d’efficacité. Confronté à  l’horreur, il réagira par la maladie ou des séquences de folie mais conservera, presque jusqu’à  la fin, son idéal national-socialiste. À noter que l’écrivain n’emploie jamais l’abréviation « nazi », ce qui n’est pas neutre.

En effet, le roman nous oblige à  changer de regard et à  sortir de toutes nos idées reçues, aussi fondées soient-elles.

Le ton est donné dès la première phrase :
« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé. » Bien sûr on pense à  Villon qui apostrophe ainsi le lecteur au début de la Ballade des pendus. Tout le contenu du livre est dans cette phrase. Celui qui a participé à  l’abominable est notre frère, semblable à  nous.
Il insiste à  la fin de son prologue :
« Ceux qui tuent sont des hommes comme ceux qui sont tués, c’est cela qui est terrible. Vous ne pouvez jamais dire : Je ne tuerai point, c’est impossible, tout au plus vous pouvez-vous dire : j’espère ne point tuer.Moi aussi je l’espérais, moi aussi je voulais vivre une vie bonne et utile, être un homme parmi les hommes, égal aux autres, moi aussi je voulais apporter ma pierre à  l’oeuvre commune. »

Dès ce prologue, il aborde le vrai sujet du roman : Le Mal

Le Mal et son mystère, car il y a un mystère du Mal, que l’humanité ne finira jamais d’essayer de comprendre et d’approfondir.
Car Alexandre Aue est un homme qui recherche le Bien et la Vérité. Il croit très profondément et très sincèrement en l’idéal national-socialiste et pourtant le Mal vient le saisir dans cette poursuite d’un idéal.
Dans « Les Bienveillantes » Jonathan Littell montre ainsi que le mystère du Mal n’est pas qu’une question morale auquel on l’a trop souvent réduit : c’est de l’ordre de la métaphysique et du spirituel. En effet la morale appartient souvent à  une époque et à  un pays. Pour les Allemands des années 30, on pourrait même dire pour les Européens de cette époque, l’antisémitisme n’est pas immoral. Ce qui ne signifie pas qu’on avait moins de sens moral qu’aujourd’hui. C’est aussi le propos d’Alexandre Jardin dans son dernier livre « Des gens très bien ».
Le héros des « Bienveillantes » est donc ce jeune homme idéaliste pris dans le tourbillon nazi dans lequel il n’a pas su reconnaître le visage du Mal. Pourtant il reçoit des signaux, des malaises, des nausées, des diarrhées mais aussi de violents trouble psychiques.
Jonathan Litell appréhende ainsi la question du mal de l’intérieur et ne lui donne pas de réponse, sinon celle des écrivains de l’Antiquité : les Bienveillantes, pour les Grecs, c’était les Euménides, déesses persécutrices qui punissaient les auteurs de crimes.
Dans l’organisation du national-socialisme, le Mal repose sur une bureaucratie extrêmement performante, assurée par des experts en Sciences humaines : ethnologues, linguistes, médecins sont au service du génocide. On ne s’interroge pas assez sur le pouvoir des experts !
Ceci dit « Les Bienveillantes » est un livre difficile à  plusieurs égards En particulier parce qu’il est le lieu de toutes les violences Celle donc de cette période de l’Histoire mais aussi celles de la vie personnelle du héros principal : violence affective, violence morale, violence sexuelle. Sans doute sont-elles voulues pour expliquer la dérive vers le national-socialisme mais elles semblent parfois excessives, comme des concessions superflues à  la littérature contemporaine
Marie-Paule Dimet

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