Les personnages de la pensée (V. Novarina)

Décor, toiles peintes par l’auteur, V. Novarina

TNP Villeurbanne 23-27 janvier 2024

Deux quadrilatères irréguliers et blancs habillent le fond d’une scène vide. Ils ouvrent un passage par lequel entre un violoniste, L’homme improvise une musique virtuose, contemporaine et se déplace dans une marche sans autre but qu’elle-même. Instrument monodique dont on tire non seulement des accords mais une harmonie. Vêtu d’un kimono noir, pieds nus, il est aussi captivant que loufoque.

Rares séquences non-verbales du spectacle, ses deux interventions en sont pourtant la parabole, musique des mots, envoutante ou repoussante, ravissante et mensongère, dissonante et vraie, expression sans parole pourtant parfaitement sensée, logique, calculée, pensée, rationnalisée, et tout à la fois qui relève de l’émotion, du sentiment. Les mots sont résonnance, son, raisonnance, raison, corps et chair et sang, écho, plurivocité, épaisseur.

Les personnages de la pensée, ou de la non-pensée, ou de la pensée pervertie, perverse, se présentent sur la scène dans une sorte de labyrinthe. Les toiles peintes qui s’ajoutent au décor et le remodèle sans cesse mettent sous le nez (comme les mots sont curieux, sous les yeux) des spectateurs des entrelacs graphiques qu’auraient dessinés les pas du violoniste et les tours que l’on fait jouer aux mots et que les mots nous jouent.

Les mots peuvent être chantés, dits, récités, parlés, criés, susurrés, perdus dans le vide ou le silence. Ils sont agencés, de façon grammaticalement correcte dans des phrases sans queue ni tête, ou déformés pour devenir babil, ou disposés pour dire la froideur de la violence, construits pour exprimer ce que l’on cherche à dire, lancés comme des balles pour jouer ou tuer, pour rire ou pour pleurer, pour mourir et pour vivre.

On parle beaucoup de la mort, trou dans le langage que l’on s’efforce de boucher ; de dieu aussi, dont l’anagramme est vide (u et v s’écrivent pareillement), trou dans le langage, qui donne la parole pour qu’on puisse l’entendre. « La parole ne nomme pas, elle appelle » et chaque fois qu’elle nomme, si c’est pour l’univocité, il y a fort à parier qu’elle trompe, tyrannie, dictature, insignifiance.

Les mots, c’est comme les humains, il n’y a pas les méchants et les gentils ; il n’y en a pas un bon et un mauvais usage… On passe du sens à l’absurde sans même s’en apercevoir, mais c’est trop tard et le mal est fait (ainsi la tirade de L’infini romancier). Tout est toujours mélangé, risqué, susceptible de se retourner, partagé (jusques et y compris dans la prière à moins qu’elle ne soit « vide au milieu du langage, hors du corps et au milieu de nous. Il y a toujours, en toute chose, un centre, le creux de cette place muette : la prière ».

Il y a sans doute des longueurs dans le texte de plus de trois heures. Il y a des passages pas assez expurgés, trop didactiques, jusqu’à saouler. Mais quelle jouissance du ou des jeux, un coup de dés mallarméen, avec les mots, par les acteurs, usage de différent genres littéraires, humour, ironie, poésie, musicalité de lalangue dirait Lacan.

Le texte est disponible chez P.O.L., Paris 2023

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