Michèle Rakotoson, Ambatomanga, le silence et la douleur (roman)

Ambatomanga – Le silence et la douleur     Atelier des nomades, 2022

Le cadre est celui de la guerre coloniale française à Madagascar en 1895. Mais le récit est celui de la guerre où qu’elle se déroule, non pas les batailles, (pas une n’est racontée, si ce n’est en quelques lignes, comme un souvenir furtif), que l’horreur du renversement de la paix qui affame, détruit et tue même loin des coups de feu. L’histoire est racontée depuis deux lieux d’observations, deux personnes, un officier français et un l’esclave d’un paysan malgache. C’est la même colère contre l’inexorable de l’impuissance, la même fatigue, la même et vaine fierté patriotique aussi, qui tâche de faire taire le même abattement.

Les français envoyés pour l’œuvre de civilisation (Jules Ferry dans son discours à la Chambre de juillet 1885), eux aussi sont victimes, envoyés à la mort contre et comme leurs adversaires. Le sont encore plus leurs hommes-à-tout-faire, indigènes d’autres colonies. Les uns et les autres sont victimes d’une campagne préparée en dépit du bon sens, ignorance de la situation et du terrain par l’état-major métropolitain, intendance mal préparée, manque de défenses contre le paludisme (seulement 25 militaires perdirent la vie au combat et quasi 6000, soit 40% des effectifs, moururent de la malaria ou de dysenterie).

Le roman raconte surtout ce qui arrive aux Malgaches et ce que les Malgaches font ou ne font pas de ce qui leur arrive. La rumeur et la peur paralyse la population, plus terribles que le palud ! Le pays est déjà aux abois, pauvre, rançonné par une dette de guerre depuis une décennie. Ses chefs n’ont pas la culture guerrière des assaillants et ne savent organiser une défense qui corresponde au danger.

Quel est le sens de l’existence lorsque les pays sacrifient leurs jeunesses, parce que l’un d’enrichit sur le dos d’un autre ? Quel sens lorsqu’un pays voit sa jeunesse fauchée à cause de l’avidité d’un puissant adversaire ? Dans ce monde que la Troisième République dit vouloir civiliser pour mieux cacher ses crimes (à l’époque l’extrême droite exige plutôt l’urgence de la revanche contre l’Allemagne) et qui a déjà reçu une première évangélisation, plutôt protestante, le recours au divin, le dieu chrétien ou les dieux ancestraux, est aussi nécessaire que vain. La sagesse malgache, sa culture faite notamment d’un maniement très subtil du discours, est vouée aux poubelles de l’histoire puisque l’Ile n’a ni la richesse, ni la force.

Les appels aux divers divins perdent tout sens, au point que plus le religieux est montré, plus les religions paraissent non seulement des impasses, insensées, mais encore des poisons qui font placer un espoir dans des paroles vides. Elles sont des rois nues qui empêchent que de voir la réalité en face, un opium, un auto-asservissement. Le christianisme des colons avec ses cantiques ne dit pas autre chose que l’animisme des sauvages.

Ecrire l’histoire du point de vue des perdants, c’est non seulement leur rendre un nom, mais encore dire l’horreur de la colonisation qui consiste à « voir l’autre comme un outil de production à bas prix ». La vie des pauvres n’importe pas. Si un dieu peut sortir vivant de la colonisation et de l’évangélisation qui l’accompagna, ce sera, peut-être contre ses missionnaires, qu’il s’est rangé du côté de ceux qui ont été piétinés, depuis Naboth ou Urie et tous ceux dont Amos prend la défense en dénonçant le forfait des riches et des puissants. Que l’on ait voulu faire cesser la théologie de la libération dit de quel côté encore récemment ce sont tenus les gardiens auto-proclamés du dogme !

Kaoutar Harchi, Comme nous existons, récit

Comme nous existons par Harchi Actes Sud, Arles 2021

C’est un court récit qui se lit comme un roman dans une langue simple et travaillée à la fois. Mais attention, danger. Un texte peut en cacher un autre, et c’est le cas. C’est un texte de sociologie, de sociologie de l’immigration et des banlieues. Certaines pages se lisent comme un documentaire, informé, renseigné, des événements qui… ont suivi la mort de Nahel ! Le jeune homme issu de l’immigration, comme l’on dit, né en France, français, a été tué à bout portant par un agent de police le 27 juin 2023. Comme si, avant même les événements de juin dernier, l’on savait que rien n’avait changé depuis vingt, quarante ans.

De la fin des années 80 à 2010 environ, une fillette de parents marocains grandit en France. Elle découvre ce qu’elle ne sait pas encore nommer – le racisme -, non seulement à travers les insultes et vexations, mais surtout les injustices. Elle prend conscience que ce qui n’est que normal quand on l’a toujours vécu s’appelle injustice. Elle apprend à renverser la logique de pensée que la société où elle vit impose à tous, y compris à ceux qui en sont les victimes.

En fin de secondaire – c’est la seconde partie du texte – l’adolescente commence à se forger une conscience politique ce qui la conduit à engager des études supérieures en sociologie. La littérature pour l’autrice comme pour beaucoup depuis 70 ans notamment devient une arme, une manière d’agir. Sont évoqués les événements de 2005 suite à la mort de deux ados, Zyed Benna et Bouna Traoré, et la force des mères, qui élèvent leurs garçons, contrairement à ce dont tous sont convaincus.

L’écriture est calme, paisible même. L’amour de la fillette devenue jeune adulte pour ses parents qui crève chaque page, pourtant, n’empêche pas la violence volcanique que l’agencement des événements et pensées parvient à faire entendre. Il n’y a pas les méchants contre les gentils ‑ aucun adulte responsable ne peut croire que le pays de Candy existe ! Il y a une sociologie postcoloniale qui en raconte au moins autant sur ce que vivent les migrants ‑ comme ils existent ‑ que sur l’inhospitalité banale et suffisante de ceux qui se pensent chez eux, parce qu’ils ne sont ni musulmans, ni basanés, ni pauvres, parfois pas nés en France, à la différence de tant de français, qu’ils ne parviennent pas à considérer comme tels, mythe délétère d’une France blanche et chrétienne, quand bien même tellement peu croient en Dieu.

Présentation des ressorts sociologiques du texte par l’autrice ou un entretien récent.

Discours de François aux artistes (23 06 2023)

La traduction est parue sur le site du Vatican.
On retrouve le texte ici.

« J’ai encore une chose à vous dire, qui me tient à cœur. Je voudrais vous demander de ne pas oublier les pauvres, qui sont les préférés du Christ, sous toutes les formes de pauvreté d’aujourd’hui. Même les pauvres ont besoin de l’art et de la beauté. Certains font l’expérience de formes extrêmement dures de privation de vie; c’est pourquoi ils en ont encore plus besoin. Habituellement, ils n’ont pas de voix pour se faire entendre. Vous pouvez devenir les interprètes de leur cri silencieux. »

Le Christ, grand artiste

Vincent Van Gogh, Semeur au soleil couchant, 1888, huile sur toile, 73 x 92 cm, signé en bas à droite, Collection Emil Bührle, Zurich. - Le crédit photographique est : ISEA, Zurich (J.-P. Kuhn)

Vincent Van Gogh, Semeur au soleil couchant, 1888

Le soleil fait auréole, la sainteté plus forte que l’arbre qui se tord sous le poids du mal, croix de l’humanité.
« Dans la paix obstinée du soir, alors que les derniers cris d’oiseau se taisent peu à peu, le semeur de Van Gogh inlassable, répète son geste. Sa main droite laisse tomber une pluie de graines bleues qui tombe sur un sol labouré par les traits de pinceau.
Dans le contre-jour le visage disparaît, le corps et la tête ne sont plus qu’une masse noire rythmée par les plis des étoffes malmenés par le travail.
Un arbre brun tourmenté, souvent taillé, traverse en diagonale le paysage. »
(Présentation de l’émission par Jean de Loisy. L’émission mérite vraiment d’être écoutée, notamment selon la perspective Arts, culture & foi)

« On ne se trompe pas si l’on parle d’un tableau religieux dans le cadre du semeur. » Lukas Gloor Historien de l’art


Lettre à Emile Bernard, juin 1888 :

« Le Christ seul – entre tous les philosophes, magiciens, etc., – a affirmé comme certitude principale la vie éternelle, l’infini du temps, le néant de la mort, la nécessité et la raison d’être de la sérénité et du dévouement. Il a vécu sereinement, en artiste plus grand que tous les artistes, dédaignant et le marbre et l’argile et la couleur, travaillant en chair vivante. C’est-à-dire que cet artiste inouï et à peine concevable, avec l’instrument obtus de nos cerveaux modernes nerveux et abrutis, ne faisait pas de statues, ni de tableaux ni de livres : il l’affirme hautement, il faisait… des hommes vivants, des immortels. C’est grave ça, surtout parce que c’est la vérité.

Ce grand artiste n’a pas non plus fait de livres ; la littérature chrétienne, certes, dans son ensemble, l’indignerait, et bien rare sont dans celle-là les produits littéraires qui, à côté de l’Évangile de Luc, des épîtres de Paul – si simples dans leur forme dure et guerrière – puissent trouver grâce. Ce grand artiste – le Christ – s’il dédaignait d’écrire des livres sur les idées (sensations), a certes bien moins dédaigné la parole parlée – la Parabole surtout. (Quel semeur, quelle moisson, quel figuier ! etc.). »

A propos des œuvres d’art des pédocriminels

Lorsque les œuvres ne peuvent pas être décrochées aisément (vitraux, mosaïques, fresques, etc.), on pourrait opter pour une forme de détérioration, par exemple un voile noir peint sur l’œuvre. Il faut que l’on voie le mal fait dans l’Eglise. Il est hors de question de le dissimuler, de l’oublier, de tourner la page.

Ou bien, peintre par dessus, tout en laissant dépasser l’œuvre des criminels, la photo mémorielle de la statue de l’enfant qui pleure.

Une église balafrée c’est une manière de ne pas nier le mal des prédateurs et ceux qui les ont couverts. Une façon de ne pas mettre la poussière sous le tapis, comme si de rien n’était. C’est la béance, le gouffre du mal qui doit remplacer les joyeuses (!) couleurs de Rupnik ou Ribes.

On a fait ça dans l’Eglise. L’Eglise a fait ça. Les victimes ont subi cela. Elles sont aussi l’Eglise de sorte que l’on peut aller jusqu’à dire, l’Eglise a vécu, a subi cela.

On représente le crucifié. On représente le mal. Et c’est le corps du Christ qui a été violé parce que ce qu’ils ont fait à ces petits qui sont les siens, c’est à lui qu’ils l’ont fait.

Il était une fois… « Grâce à Dieu »

Arte diffuse en replay jusqu’au 5 août 2023 un documentaire sur le film de François Ozon racontant la lutte de la Parole libérée pour faire reconnaître les crimes de Bernard Preynat et le silence de l’Eglise catholique, tout spécialement de celui dont la gestion calamiteuse de l’affaire a contraint à la démission.

Il suffit de suivre le lien.

Une manière de continuer à ce que, dans l’Eglise, les familles, les différentes institutions où se trouvent des enfants, se développe leur protection, se poursuive l’arrestation des pédocriminels et de ceux qui les protègent.

Malgré tout le travail fait par l’Eglise catholique, la page n’est pas tournée, ne peut être tournée. Des adultes aujourd’hui continuent de souffrir de ce qu’ils ont subi enfant. Sur le modèle de la CIASE le travail de la CIIVISE empêche que l’on tourne la page, tant que des enfants sont encore massacrés.

F.-H. Désérable, L’usure du monde, récit

Comment décrire un pays, le courage qui défie le joug dictatorial, les arrangements voire les complicités ? Comment ne pas distribuer les points, bons ou mauvais. L’histoire n’est pas faite de méchants et de gentils, catégories enfantines !

François-Henri Désérable offre un portrait caléidoscopique de l’Iran aujourd’hui qu’il visite juste après l’assassinat par le régime de Masha Amini (septembre 2022), les viols, les tortures et les condamnations à mort de tant de jeunes hommes et femmes.

L’usure d’un monde, publié en mai chez Gallimard, échappe aux simplifications, instaure un recul en s’inscrivant dans le sillage d’une autre traversée pays, en 1953, et de son récit L’usage du monde. Le livre partage des rencontres d’une poésie subtile et d’une force incroyable : une danse improvisée ‑ et interdite ; l’écho d’un cri dans les rues de Téhéran : « Femme, vie liberté » hurlé par une femme, encore ; l’urgence de la poésie pour survivre, y compris à l’agonie dans les geôles.
« Il n’existe pas de chemin sans terme
Ne sois pas triste. » (Haffez)

Et la liberté religieuse ? La foi, même la meilleure, devient haïssable à être imposée, violence. La tyrannie fait naître l’athéisme en Islam comme en Occident il y a trois-cents ans. Etre condamné, à mort, pour « inimitié à l’égard Dieu » ? Des mots insensés mais implacables et mortels.

– « Attends, je vais te montrer combien l’écho est merveilleux à Téhéran.
Elle a pris une grande inspiration, a mis ses mains en cornet, et aussi fort qu’elle le pouvait, elle a crié : Marg bar diktator ! – « Mort au dictateur ! » Pendant un seconde, pas plus – mais c’était l’une de ces secondes qui s’étirent, une seconde élastique – je suis resté interdit, stupéfait par son audace, et plutôt que de joindre ma voix à la sienne, de passer un bras fraternel autour d’elle, de mettre un poing en l’air et de crier à mon tour, instinctivement, presque sans réfléchir, j’ai fait un pas de côté. Je me suis tu, et j’ai fait comme si je n’étais pas avec elle. La rue était presque vide, il n’y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d’un immeuble, pourtant j’ai pris peur. J’ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n’arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d’y rester pour longtemps. Cela n’a duré qu’un instant, je ne suis pas même sûr que Niloofar s’en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m’a fait honte, oui j’ai éprouvé de la honte à m’être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchai, avec qui je parlais, et que de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c’était vraiment, en avoir.
Au troisième étage d’un immeuble, quelqu’un a ouvert sa fenêtre et a crié : « Mort au dictateur ! » Puis les deux hommes un peu plus loin dans la rue ont crié : « Mort au dictateur ! » Puis une voiture qui passait a klaxonné, et son chauffeur a baissé la vitre pour crier : « Mort au dictateur ! » Puis on a entendu des « Mort au dictateur ! » qui venaient d’une rue parallèle : c’était l’écho amplifié, prolongé, du cri de Niloofar qui se propageait dans les rues de la ville. C’était le merveilleux écho de Téhéran. C’était la nuit, traversée d’un éclair. » (pp. 41-42)