F.-H. Désérable, L’usure du monde, récit

Comment décrire un pays, le courage qui défie le joug dictatorial, les arrangements voire les complicités ? Comment ne pas distribuer les points, bons ou mauvais. L’histoire n’est pas faite de méchants et de gentils, catégories enfantines !

François-Henri Désérable offre un portrait caléidoscopique de l’Iran aujourd’hui qu’il visite juste après l’assassinat par le régime de Masha Amini (septembre 2022), les viols, les tortures et les condamnations à mort de tant de jeunes hommes et femmes.

L’usure d’un monde, publié en mai chez Gallimard, échappe aux simplifications, instaure un recul en s’inscrivant dans le sillage d’une autre traversée pays, en 1953, et de son récit L’usage du monde. Le livre partage des rencontres d’une poésie subtile et d’une force incroyable : une danse improvisée ‑ et interdite ; l’écho d’un cri dans les rues de Téhéran : « Femme, vie liberté » hurlé par une femme, encore ; l’urgence de la poésie pour survivre, y compris à l’agonie dans les geôles.
« Il n’existe pas de chemin sans terme
Ne sois pas triste. » (Haffez)

Et la liberté religieuse ? La foi, même la meilleure, devient haïssable à être imposée, violence. La tyrannie fait naître l’athéisme en Islam comme en Occident il y a trois-cents ans. Etre condamné, à mort, pour « inimitié à l’égard Dieu » ? Des mots insensés mais implacables et mortels.

– « Attends, je vais te montrer combien l’écho est merveilleux à Téhéran.
Elle a pris une grande inspiration, a mis ses mains en cornet, et aussi fort qu’elle le pouvait, elle a crié : Marg bar diktator ! – « Mort au dictateur ! » Pendant un seconde, pas plus – mais c’était l’une de ces secondes qui s’étirent, une seconde élastique – je suis resté interdit, stupéfait par son audace, et plutôt que de joindre ma voix à la sienne, de passer un bras fraternel autour d’elle, de mettre un poing en l’air et de crier à mon tour, instinctivement, presque sans réfléchir, j’ai fait un pas de côté. Je me suis tu, et j’ai fait comme si je n’étais pas avec elle. La rue était presque vide, il n’y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d’un immeuble, pourtant j’ai pris peur. J’ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n’arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d’y rester pour longtemps. Cela n’a duré qu’un instant, je ne suis pas même sûr que Niloofar s’en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m’a fait honte, oui j’ai éprouvé de la honte à m’être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchai, avec qui je parlais, et que de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c’était vraiment, en avoir.
Au troisième étage d’un immeuble, quelqu’un a ouvert sa fenêtre et a crié : « Mort au dictateur ! » Puis les deux hommes un peu plus loin dans la rue ont crié : « Mort au dictateur ! » Puis une voiture qui passait a klaxonné, et son chauffeur a baissé la vitre pour crier : « Mort au dictateur ! » Puis on a entendu des « Mort au dictateur ! » qui venaient d’une rue parallèle : c’était l’écho amplifié, prolongé, du cri de Niloofar qui se propageait dans les rues de la ville. C’était le merveilleux écho de Téhéran. C’était la nuit, traversée d’un éclair. » (pp. 41-42)

5ème édition du festival « Superspectives »

Transformer le temps d’une vingtaine de jours la maison de Lorette en lieu de rencontre, de convivialité, d’agrément, de musique et de concerts.

La maison de Lorette (42 montée saint Barthélémy, Lyon 5) appartient aux Œuvres Pontificales missionnaires, un organisme du Saint-Siège pour soutenir la vie de l’Evangile et la mission dans le monde. Accrochée à la colline de Fourvière, elle offre un cadre extraordinaire, tant par la vue sur la ville que par ses terrasses, endroits de rêve, surtout en été, surtout si l’on peut y boire un verre avec des amis, surtout si l’on peut y écouter et découvrir une programmation musicale de qualité.

Terrasse nord, l’accès est gratuit. Il y a un bar avec restauration légère de 16h à minuit. Sur le coup de 17h ou 18h30 selon les jours, une animation musicale.

Terrasse sud, à 20h30, de la musique contemporaine, un festival de « musiques ouvertes ». Juste à côté, ce sont les Nuits de Fourvière ; là, c’est davantage l’ambiance d’un club de jazz, où l’on entend aussi bien Erik Satie qu’Olivier Messiaen, des partitions de ces vingt dernières années, de la « musique du monde » (basque ou éthiopienne par exemple). La programmation ne craint pas la musique sacrée, du grégorien à l’électro-acoustique.

L’ouverture, vendredi 16 a donné le ton. La terrasse nord accueille, on s’installe, profite du cadre, se pose pour un moment, et se prend à rêver sur une programmation de musique africaine, latine et des Antilles. A 20h30, terrasse nord, Emmanuelle Parrenin et Arandel font découvrir des demeures inouïes. La base et folk, mais les arrangements nous tirent dans des harmonies d’aujourd’hui. Le subtil mélange et glissement d’une esthétique à l’autre brouille la chronologie et fait seulement habiter paisiblement le lieu, et peut-être ainsi un peu le monde. « La nuit est plus étoilée qu’on le croit, le ciel plus lumineux » chante E. Parrenin.

Il y a beaucoup d’autres affiches à découvrir. On attend avec impatience les Vingt regards sur l’enfant Jésus le samedi 24 et la réinterprétation de la musique d’Hildegarde von Bingen le 29, ou la soirée Jazz du 21 « une fête avec François Tusques ».

Alexandre Tharaud / Benjamin Millepied

Trois soirs de suite, lors des Nuits de Fourvière, le pianiste et le danseur font partager leur rencontre, peut-être leur amitié, en tout cas, leur passion pour la musique et la danse. Ils ont des choses à se dire, des musiques à partager et à écouter ensemble, à danser ensemble.

Le cadre du théâtre antique, la nuit sur la ville voient leur magie propre pâlir à côté de celle qu’offrent les deux artistes. Le chorégraphe se remet à la danse et les deux solistes, comme sur un tapis volant, nous transportent au monde de la complicité, de la douceur, des facéties, de la violence parfois.

On multiplie les techniques et dispositifs, peut-être un peu trop. Parce que la dernière sonate de Beethoven ne s’écoute que les yeux fermés, et qu’il faut bien les garder ouverts si l’on voir ce qu’en souligne le danseur, ce qu’il aide à en entendre.

On ressort en se demandant où l’on a été pendant cette grosse heure passée en leur présence. Si, si, c’était bien la vraie vie, ce n’était pas un rêve. La vie peut donc être si belle ! Merci

Relever les bas-fonds

Peindre les marges, faire le portrait de ceux qui ne comptent pas. C’est Caravage au tournant du 17ème siècle et le scandale que l’on sait.

Robert Guinan (1934-2016) immortalise les habitants des quartiers pauvres du Chicago des années 60-80. Il croque sur le vif ceux qu’ils croisent à la façon de Toulouse-Lautrec et montre leur solitude harassée comme Hopper. Les portraits posés arrivent plus tard, mais toujours le secret des personnes.

Un métro au petit matin ou très tard le soir, horaires décalés comme les vies « en marge du rêve américain », exilés des centres de richesse, réfugiés où l’on peut. Un bar, l’alcool ou la prostitution. Visages estompés comme pour en protéger la dignité et l’intimité à moins que déjà la mort ne projette son ombre, Memento mori. La musique des fêtes ou le blues des jazz-clubs comme autrefois le gospel des esclaves.

La fiction picturale crie les souffrances et transfigure la lassitude d’être. On entend l’invitation de François d’aller aux périphéries. Caravage engage à vivre la foi par la non idéalisation de ses modèles ; la fraternité de Guinan, complice et sans complaisance, avec les siens est communicative. Ordinaire et profane, blessée aussi, la vie plus grande.

Le crocodile trompeur / Didon et Enée

Molière du meilleur spectacle musical 2014, Le crocodile trompeur poursuit sa route et fait halte quelques jours au TNP (Villeurbanne). C’est jubilatoire et poétique, du théâtre, du mime, de la musique baroque, mais pas seulement, et peut-être pas d’abord qui devient ou provient du Jazz voire de la musique répétitive. La performance des acteurs est bluffante.

Comment un amour, une passion amoureuse peut-elle ne pas être une vie de bonheur et de jouissance ? Cela ne tient pas debout. C’est pourtant ce que raconte le Didon et Enée de Purcell (1659-1995). Incohérence pour incohérence, loufoque et surréaliste, allons-y pour creuser ce que le sérieux tragique ou le tragique pris au sérieux empêche de voir et d’entendre.

Le spectacle s’ouvre par un discours sur l’harmonie des sphères. Le ton est donné. Depuis l’Antiquité jusqu’au 17ème siècle, il dit la cohérence, le monde où tout prend sens, au point de faire oublier que cela ne marche. Tout est quiproquo. Comment se comprendre quand on s’appelle What ?
– « What is your name ? »
– « Wath » que l’interlocuteur bien sûr comprend comme une question « Wath ? »
Impossible d’en sortir. Vole en éclat la rationalité du monde.

De même, est-ce drame ou comédie, Enée dit rester mais part alors que Didon lui intime l’ordre de partir jusqu’à en mourrir. Que croire ? Que penser ? Où est l’harmonie des sphères, l’harmonie du macrocosme qui n’est autre que celle de la vie de chacun, microcosme ?

Hypocrisie du discours du divin, et de celui de l’harmonie ? Le livret de Purcell le dit :
« Ainsi sur les rives fatales du Nil pleure le crocodile trompeur.
Ainsi les hypocrites, coupables de meurtre, en rendent le ciel et les dieux responsables. »

Peut-être, quelques longueurs dont on s’étonne qu’elles n’aient pas été coupées depuis que le spectacle est donné. On finit, non pas dans l’hypocrisie des larmes de crocodile, mais complètement désorienté, il n’y a plus de nord. La compagnie La vie brève où tous sont autant acteurs que musiciens, metteurs en scène, concepteurs du spectacle, etc nous donne le tournis. Superbe musique de la fin de l’opéra et burlesque de tout ce que l’on a vu et entendu ; ça ne tourne pas rond, mais c’est pourtant si beau, émouvant et drôle.

T. Ben Jelloun, Au plus beau pays du monde (nouvelles)

Tahar Ben Jelloun, Au plus beau pays du monde, Seuil, Paris 2022

Une série de quatorze nouvelles (publiée en octobre 2022) comme autant de micro-observations de la société marocaine contemporaine, surtout celle d’une classe sociale aisée, souvent installée entre le Maghreb et l’Europe. Des miniatures pleines de tendresses ou porteuses d’une violence terrible. Le déchirement d’une identité entre un pays dont on n’est pas ou plus et un autre dont on ne sera jamais totalement, soit que le racisme l’empêche, soit que la nostalgie d’un art de vivre l’interdise.

Au plus beau pays du monde dit l’exagération nostalgique au point que l’on ne sait s’il faut entendre le titre comme la joie et la fierté d’avoir la chance d’être de ce pays ou l’ironie qui dénonce le mensonge de ce que l’on serait obligé de dire à propos de son pays. Selon que vous lisez telle nouvelle plutôt que l’autre, selon que vous êtes sensible à la beauté d’une civilisation ou agressé par la force du destin ‑ Mektoub, c’est écrit ‑ vous oscillez d’une interprétation. Le titre du recueil, contrairement à ce qui arrive souvent, n’est pas celui d’une des nouvelles mais celui du poème qui ouvre le volume. Pas sûr qu’il permettre de trancher sur ce que l’auteur pense lui-même du plus beau pays.

La langue est belle, poétique. Cela ne fait qu’en rajouter au déchirement. Comment dire la méchanceté et la cruauté bellement ? N’est-ce pas déjà les civiliser, les policer, les amoindrir ?

La première nouvelle se joue dans la dernière ligne. C’est magnifique. Mais là encore, les interprétations sont ouvertes, rien n’est dicté. Non, ce n’est pas écrit, et c’est sans doute cela qui permet de dire, au premier degré, que l’on est au plus beau pays du monde.

Le bon Samaritain -Jordaens

Si l’on ne sait pas ce que représente la toile de Jordaens (1515-1516), pas sûr qu’on l’identifie facilement.

Il y a un blessé hissé sur une monture, à moins qu’il n’en soit descendu. C’est l’indice le plus facile. Mais beaucoup de monde et un citoyen si richement vêtu qu’on peine à le reconnaître. Il est vêtu d’un manteau pourpre, la tête couronnée d’un turban.

Le Bon Samaritain entraine dans sa bonté beaucoup de monde. Ses mains sont posées, protectrices, sans distance, sur le corps maltraité. Il y a le serviteur qui aide à porter le blessé, et ceux qui regardent, étonnés par tant de magnanimité. La charité est ce qui interroge.

Pas sûr qu’il faille reconnaître l’aubergiste sauf si l’on assiste à l’arrivée à l’auberge. Mais le Samaritain paraît bien peu fatigué et sali par sa marche, alors qu’il avait laissé au moribond son cheval.

Il y a du mouvement, la crinière montre un mouvement, comme si l’on était non arrivé, mais en route. « La charité nous presse. »

Fait face au Samaritain un serviteur, dénudé comme le blessé. Il partage avec lui la nudité qu’il embrasse. Avec le Samaritain, il encadre le blessé ; le positionnement de leurs jambes se répond comme dans un miroir. Faut-il y voir les deux natures du Christ, la beauté étrange (celle d’un oriental enturbanné qui surprend l’européen) de sa divinité, son humanité qui embrasse la nôtre, en forme d’esclave, semblable à celui qui était sur le point de mourir définitivement sans lui ?

Le dessin s’inscrit dans un V qui va du turban du page à gauche, passe par une jambe du serviteur nu, et remonte par la jambe du riche oriental jusqu’à son turban.

Marcoville, Lumières célestes

Le Musée de Fourvière accueille Lumières célestes de Marcoville du 1er avril au 1er octobre 2023. L’artiste travaille principalement le verre. L’exposition présente quatre thématiques issues de l’univers religieux, arbres du paradis, anges, madones, poissons. Les différentes pièces ne produiraient pas du tout le même effet si elles étaient isolées. Cela n’est pas vrai seulement pour le banc de plus de 30 000 poissons, qui non seulement convoque la vue mais aussi l’ouïe, lorsque le mouvement fait tinter les plaques de verres toutes différentes. Quant aux anges, ils sont multipliés presque exponentiellement par les projections de lumière naturelle, à travers les vitraux, ou artificielle.

Chaque série scintille d’une myriade de déclinaisons. Ainsi les madones, à partir d’une silhouette identique, sont ici femme voilée ou africaine, Thérèse de l’Enfant Jésus ou Vierge portant l’enfant en son sein ou dans les bras, de tous les pays

Une salle est consacrée à chaque thématique et l’on pourra penser que l’on aura vite fait le tour. Mais il faut davantage s’attendre à une installation. On aurait du coup aimé se promener plus encore dans le jardin aux arbres fructifères pour s’y perdre, se laissant égarer par les couleurs et les formes. Peu à peu opère la magie. On pourra en outre s’interroger sur les techniques employées, découpe, sablage, gravure, assemblage, peinture, etc. L’œuvre de Marcoville demande que l’on fasse durer le mouvement, celui des suspensions ou celui de la déambulation. Alors on ressent un arrachement à devoir quitter la forêt d’Eden et les fruits tous plus désirables les uns que les autres.

Les œuvres ont été pensées pour des églises, pour donner envie d’y entrer. Pourquoi le faudrait-il ? Le divin ou la transcendance se trouverait-il assigné à résidence ? Suffit-il de symboles repérés comme religieux pour parler de Dieu ? Mais quel dieu ? Il en est qui attirent et retiennent dans leurs rets, lorsque le merveilleux enchanteur se découvre effroi sacrificiel.

L’exposition est menée en partenariat avec l’association Amour sans frontière. Une partie des recettes permettra la construction en Afrique de puits et d’écoles, « écol’eau », comme le matériel de récupération dont se sert Marcoville. Alors la féérie de couleurs, de scintillements, de sons et de différences devient service. Le divin se fait serviteur ; c’est l’incarnation qui le sauve : leçon de théologie.

Un reportage fort intéressant.