Baudry, Kohn, Haute lumière (poésie, photographie)

Gilles Baudry et Philippe Kohn, Haute lumière, Locus solus, Châteaulin 2018

La poésie, parfois, ce sont quelques mots sur une page. Beaucoup de blanc, ou de marge, le vide qu’une centaine de caractères, ou à peine davantage, rend visible. La périphérie est un lieu hospitalier d’où l’on voit ce que l’activité trépidante du centre, place to bee, ne laisse pas soupçonner.

La poésie de Gilles Baudry est de celle-là. Un silence d’abord, puis, évanescente, une voix de fin silence. A son tour, le lecteur devra certes faire silence, écouter. Cela ne suffira pas, parce que, comme dit le psaume, un autre poème, « pas de voix dans ce récit, pas de mot qui s’entende ».

L’ouvrage est une forme de commentaire de la Règle de Benoît sous laquelle le poète s’est placé depuis bien longtemps déjà. Ou plutôt, une stratégie pour faire entendre le silence à partir de la règle et de la pratique bénédictine de la vie. Chaque page tournée, plus encore que dans d’autres de ses recueils, touche l’insaisissable. C’est une caresse, une brise de paix, tout autant que l’air du large à respirer à pleins poumons, la force renversante de l’inouï.

Les photos de petits riens de Philippe Kohn montrent ce que les yeux ne voient pas et les mots de Gilles Baudry, fragiles, ourlent la vie de tout ce que l’on n’entend pas. Pas une ligne n’est de trop, n’est maladroite ; prodige de justesse à couper le souffle. On voudrait tout citer, mais ce serait passer à côté, rater l’é-vocation, appel parfois ironique où se lit qui nous sommes, au bord du silence. Les textes ou les photos marquent comme des balises pour une traversée que renouvelle chaque lecteur ; c’est à une expérience qu’il est conduit, au bord du silence.

Peut-être une réserve, quant au titre : est-il le meilleur ? Pour le disciple, il n’y a plus de hauteur depuis que la terre a vocation d’être ciel.

On viendrait, paraît-il, de loin
pour écouter les moines se taire
mais le silence est moins ce qui se tait
que ce qui nous éclaire.

Ici, tout exhale la solitude ouverte
             et la porosité de la clôture.
En marge mais au cœur du monde
        en filigrane de la page.

Non l’inhumain isolement
mais la juste distance, le retirement
l’inassimilable solitude élue,
l’autre nom de l’amour.  
Une parole sans parole
est la patrie.

C’est elle
qui modèle et module nos vies.

C’est elle qui nous porte
et nous emporte loin de nous.
   

Riches de ce qui nous manque,
la grâce enfin
serait d’être touchés
à l’invisible de ce que nous sommes.   
 

Bach et Pierre Hantaï

Un peu moins de 200 personnes, installées en arc de cercle devant la chaire sous laquelle un clavecin, copie d’un instrument prestigieux que Bach aurait pu toucher. La mise en lumière de la chapelle de l’Hôtel Dieu en rajoute à l’intimité dans laquelle, pendant près de deux heures, Pierre Hantaï nous reçoit. Il est chez lui, non en ces lieux, mais en cette musique, le programme, le jeu qu’il offre. On ferme les yeux, et l’on se croit, avec quelques amis, conviés à un concert privé, pourquoi pas chez le Cantor lui-même. Comment est-il possible économiquement de permettre une telle proximité, loin des salles à plusieurs milliers de spectateurs, qui plus est pour un prix modique, vingt euros ? Un immense merci aux organisateurs.

L’acoustique est parfaite, et l’on n’entend quasiment pas ceux qui, aux terrasses sur la place mangent et boivent. Dans la nef, on est embarqué comme pour Cythère, plaisir amoureux où la chair n’est qu’ouïe, jouissance de la construction mathématique des compositions de Bach, extase où conduit une musique si « simplement » raffinée, enivrante, suave. Le corps tout entier est à la fête.

Le jeu de Pierre Hantaï est tour à tour endiablé ou réconfortant, danse effrénée ou mélodie reposante, réconfortante. C’est avec lui que s’est achevé ce 21 mai le festival May be Bach, sous la houlette d’un collectif d’artistes, les Saôneurs. Depuis le début du mois, des concerts pour faire entendre quasi exclusivement des œuvres de Bach à Lyon. On attend avec impatience la prochaine saison.

E. LOUIS, Monique s’évade

Edouard Louis, Monique s’évade. Le prix de la liberté, Seuil, Paris 2024

Nouvel opus d’Edouard Louis. Toujours la même histoire, pourra-t-on penser, la sienne, et ce d’autant plus que c’est le deuxième texte qu’il consacre à la vie de sa mère. Une question : ce qu’il raconte est-il vrai en tout point, est-ce enjolivé ou noirci pour servir le projet d’une forme de littérature engagée, politique, en l’espèce, le coût de la liberté, le prix pour se sortir des situations impossibles, comme la violence conjugale, la fuite des conditions sociales d’aliénation ? L’écriture bourgeoise se délecterait dans une exploration ou une exploitation psychologique que l’approche sociologique semble ignorer. Nouvel opus pour un même thème, comme si vivre c’était la nécessité de l’évasion. « Quitte ton pays, le sein de ta communauté, la maison de ton père. » Avant d’être une libération, « la fuite est un fardeau ». « Il y a des êtres portés par la vie et d’autres qui doivent lutter contre elle. Ceux qui appartiennent à la deuxième catégorie sont fatigués. »

Certes les violences conjugales se rencontrent dans toutes les classes sociales et cependant la somme d’argent nécessaire pour s’échapper est une barrière supplémentaire sur le chemin de la liberté. Il est notoire que les familles monoparentales dont la mère est souvent le pilier adulte sont statistiquement davantage concernées par la pauvreté. « Pour le dire plus explicitement et donc plus brutalement, combien de personnes, combien de femmes changeraient de vie, si elles obtenaient un chèque ? »

Ce ne sont pas seulement les minorités féminines ou de la classe qu’explore Louis, mais celles de l’homosexualité, de la race, du rebut. C’est une affaire de structures de pouvoir, de stratégies et moyens pour y échapper, plus que pour les renverser. Dans l’humiliation se puise une force de vie, et même une forme de fierté d’où une dignité déniée peut trouver à s’affirmer. Comme un roman policier, le texte raconte une course poursuite, pas tant pour fuir le conjoint, rendu inerte pas l’alcool et assommé par l’audace de la fuite, que contre les impossibilités, réelles, fictives, imaginées, fantasmées de s’en sortir.

La violence est contagieuse, de subie elle devient motrice et est reproduite. S’évader, c’est aussi dire stop, changer le monde, arrêter la complicité avec la violence. Il faut tordre la violence, « Comment ne pas devenir esclave de cette violence qui nous pousse à être violents ? » Une nouvelle fois, la question n’est pas tant de l’ordre d’un travail sur soi que du renversement des conditionnements sociaux qui par l’injustice qu’ils canonisent sont la première violence.

« Sa vie avait été, jusqu’à maintenant, une vie pour les autres. » N’est-ce pas la définition de la sainteté ? Et il faudrait l’abandonner pour vivre ? « Souffrir ne rend pas meilleur, au contraire. » N’est-ce pas le refus massif et franc d’une souffrance salvatrice ? Pas un mot de Dieu, et plutôt contre l’éthos chrétien. Et cependant, en exergue, repris ici ou là, une saveur d’Isaïe ou d’Apocalypse, révélation d’un destin, d’une destinée : « C’est donc la Nouvelle Vie, que je vois » (H. Cixous, Eve s’évade). Ou encore, un impératif contre le mensonge, celui de toutes les oppressions : « la vérité vous rendra libres ».

M. El Khatib, Mes parents

Théâtre de la Croix-Rousse, 14-16 mai 2024

Encore faut-il savoir regarder et écouter. Mohamed El Khatib propose des spectacles, des vues, des regards, des miroirs qui réfléchissent, pour réfléchir. Qui sommes-nous ? Que pensons-nous, de nous-mêmes, de nos parents, en tant que, même adultes, nous demeurons leurs enfants. De jeunes adultes, acteurs étudiants, ont composé et jouent des vignettes, plus arrêts sur image en effet qu’histoires : les manies des parents, leur métier, leurs émotions, leurs comportements, leur sexualité, des photos, des messages téléphoniques etc. Comme enfants, impossible d’en parler sans être partie prenante. De quoi d’ailleurs parle-t-on sans être partie prenante ?

Humour, tendresse, douleurs et blessures, pudeur, amour, ressentiment, distance ou complicité, un caléidoscope plus qu’un spectacle. Tous s’y retrouvent, au moins dans telle anecdote qui perd ainsi sa dimension seulement particulière et participe au récit sur nos familles. « Mes parents » et non Les parents. Parler des parents n’aurait pas été aussi pertinent ni capable de rassembler ce que beaucoup vivent avec ou contre leurs parents.

Où est la fiction, où est le reportage ou le matériau sociologique ? Que les parents qui envahissent la scène soient ceux des acteurs ou des acteurs, que les acteurs soient ceux qui ont composé le texte ou non, changent-il quelque chose à ce qui a été offert en spectacle ?

Un des grands moments est celui où est évoqué la sexualité des parents : les jeunes-adultes s’interrogent sur ce que, enfants, ils avaient perçu de la sexualité de leurs parents, ils se disent comment ils réagissent à penser leurs parents comme des être sexués, maintenant qu’ils savent ce qu’est une relation sexuelle. La tête des uns et des autres vaut mieux que bien des mots. Spectacle encore.

Lors de la représentation était présente une classe de troisième, et le spectacle était aussi dans la salle ; comment telle réplique, telle mimique, telle geste suscite les réactions, accroche ou provoque. Emotion garantie, et c’est aussi pour cela que l’on va au théâtre, au spectacle.

Texte disponible, Les solitaires intempestifs, Besançon 2022

P. Auster, Baumgartner (roman)

Paul Auster, Baumgartner, Actes sud, Arles 2024

Un titre de biographie : Baumgartner. Aucune allusion biblique explicite, et cependant ce nom a une saveur d’Eden, jardinier, littéralement gardien de l’arbre. Si peu de lignes, et déjà la narration démarre en trombe. Des possibles s’ouvrent à l’infini.

Professeur de philosophie ‑ de phénoménologie, attaché à ce qui apparaît comme si l’être était toujours déjà une construction – l’homme demeure comme amputé ; sa femme, os de ses os et chair de sa chair est morte depuis dix ans. Elle était poétesse. Plus rien ne fait sens. La vie et le monde ont-ils d’ailleurs jamais eu un sens ? Qu’est la vie s’il n’y a plus de nord pour s’orienter ?

Provoqué par des je-ne-sais quoi, des presque-rien, il y a urgence à commencer autre chose. Et, d’un seul coup, plus rien. Ou plutôt, avec les mots de saint Augustin, le dédale des vastes « palais de la mémoire » et davantage de possibles encore, non pas seulement retour en arrière, puisque c’est aujourd’hui que l’on se souvient. (En creux, on constatera que l’affirmation de la vie après la mort aurait au moins l’intérêt de libérer de la prison du souvenir, au risque de la fin, but ou dernière échéance.)

A partir d’un certain âge, on a connu plus de personnes décédées que l’on ne connaît de vivants. Paul Auster, qui se sait proche de sa mort, interroge avec humour et délicatesse la capacité d’être gardien de l’arbre de la vie, vivant jusqu’à la fin. L’amour est la seule parabole de la vie, à moins que ce ne soit l’inverse. Dans un dernier pied-de-nez à l’exigence de sens, il ne raconte pas la fin de ce qui sera son dernier roman. Baumgartner n’est pas Moïse qui seul put raconter sa mort, mais il n’entra pas dans la Terre…




« La petite fleur était si petite
qu’elle n’avait pas de nom
aussi appelai-je ma découverte
la « Gemme »
mais alors je me ravisai
et renommai le petit, tout petit point
de rouge vif éteincelant
le « Comment allez-vous
Mrs Dolittle et où
étiez-vous donc ces derniers temps ?
 » (p. 55)
« Le moment venu, que lui soit accordée une fin digne, un arrêt cardiaque au milieu d’une dernière phrase à lui, de préférence les derniers mots d’un grand allez-vous-faire-foutre adressé aux fous avides de pouvoir qui règnent sur le monde. Ou mieux encore, de rendre l’âme dans la rue, en route vers un rendez-vous de minuit avec celle qu’il aime. » (p. 71)
« Le père, prisonnier de sa propre détresse, contemple la scène comme de l’extérieur, horrifié par ce qu’il vient de faire, se rétractant après l’éclat de fureur jailli de sa main, qui l’a conduit à attaquer son enfant, comme si, pour la première fois depuis qu’il est père, il commençait à comprendre que les pères ont sur leur fils un pouvoir illimité et qu’abuser de ce pouvoir, c’est se changer en tyran et en brute épaisse. » (p.122)
« Ce qui me ramène à mon point de départ, à cette question sans réponse : que faut-il croire si on ne peut être sûr que ce qui est présenté comme un fait est vrai ? » (p. 164)

Cherche ta place / Marie Noël

Je m’en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,
Chaque jour je franchis un nouvel horizon.
Je cherche pour m’asseoir le seuil de ma maison
Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.

Mais las ! J’ai beau descendre et monter les chemins,
Nul toit rêveur ne m’a reconnue au passage,
Et les gens que j’ai vus ont surpris mon visage
Sans s’arrêter, sourire et me tendre les mains.

Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place…

J’ai vu sauter dans l’herbe et rire au nez du vent
Des filles pleines d’aise et de force divine
Qui partaient, le soleil sur l’épaule, en avant,
L’air large des pays en fleurs dans la poitrine…

Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil
Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.
Toi qu’un insecte effraye, ô craintive faiblesse,
Honteuse d’être pâle et d’avoir tant sommeil.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,
Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,
J’ai regardé fleurir autour de leur festin
Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.

Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,
Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,
Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine
Et que ne goûterait pas même un puceron…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

De rien sachant tout faire, ici menant le fil,
Puis là, dessus, dessous, vite, vite, des fées,
Sous leurs doigts réguliers trouvent un point subtil,
Sans avoir l’air de rien, calmes et bien coiffées…

Toi qui pour ton travail uses le temps en vain,
Toi dont l’aiguille borgne, attentive à sa piste,
Pique trop haut, trop bas, choppe, accroche, résiste,
Prise aux pièges du fil tout le long du chemin,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, fermes esprits, têtes pleines de mots,
Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,
Les causes, les effets, les remèdes, les maux,
Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage…

Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.
Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,
Ignorante qui crois que la terre est nouvelle
Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif
Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore
D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,
Et l’applaudissement des hommes les honore…

Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,
T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,
Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes
Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds.

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,
Patients, cherchent la vermine de leur âme
Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils
Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.

Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,
Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science
Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance
Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend,

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,
Être qui par hasard ne ressemble à personne,
Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû
Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.

Mais malgré moi j’ai mal… De l’hiver à l’hiver,
Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,
Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne
Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer…

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers
Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.
Bonne à rien que le sort conduisit de travers,
Je ferai mon squelette aussi bien que les autres.

Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?… Pas en enfer ;
Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.
Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire…
Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :

Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.

N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit
Où reposer enfin ma longue lassitude ?
Ou m’enfermerez-vous — hélas ! que j’aurai froid ! —
Dans une lune vide avec ma solitude ?…

Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?
Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.
Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge…
Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout.

Marie Noël, Les Chansons et les Heures, Gallimard, Paris 1995, p. 65

S. Ulutaş Alopé, La langue de mon père

Théâtre de la Croix-Rousse, du 12 au 14 mars 2024

Pour trois jours, au Théâtre de la Croix-Rousse, Sultan Ulutaş Alopé interprète son texte, La langue de mon père. L’humour permet de traverser les moments les plus terribles, abandon, viol, coups. Le souvenir peut être aussi réconfortant qu’agressif. Le monologue où l’autrice raconte son exil, route biographique autant que géographique, s’adresse à son père, absent si souvent, trop, dont elle se décide à apprendre la langue.

Qu’est-ce qu’appartenir à une minorité innommable dans un pays ou prononcer son nom, être dénoncé par son accent peut être sources de vexations voire d’arrestation sous prétexte d’appartenance à un mouvement terroriste ? Qu’est-ce que dissimuler jusqu’à le haïr l’héritage du père, d’autant que ce dernier n’a pas fait grand-chose pour aimer et se laisser aimer ? Peut-on rejeter un héritage par refus de l’assumer ? Comment alors ne pas le haïr ? Comment ne pas avoir honte de le haïr ? Comment ne pas avoir honte d’en avoir eu honte ? Qu’est-ce qu’arriver dans un pays dit de liberté et patrie des droits de l’homme, lorsque, en attente de papiers, il n’est pas possible de travailler, de signer un bail, de vivre comme tout le monde ? Qu’est-ce que l’identité ? ce qui est reçu, même si l’on en ignore tout, ou ce que l’on choisit, ce qui est devant soi, que l’on ignore souvent autant ? « Alors, qui je suis ? « J’ai suffisamment d’identités pour exister et c’est mon existence qui m’intéresse. » »

A au moins trois instants dans le texte, alors qu’évidemment on est dans la narration, adresse au père, on entend autre chose. L’autrice dit ne pas avoir pensé à cela mais n’est pas gênée que chacun s’approprie son travail, au contraire. Ne s’agit-il pas « des versions différentes des histoires [qu’elle nous] racontai[t] ». Dans ce si particulier, l’histoire de cette femme, se joue un universel, l’histoire de ce que l’on appelle l’humanité, non pas un concept abstrait, mais chacun et tous, dans son existence la plus déterminée.

Ainsi, ces mots au père ne disent-ils pas ce qu’il en est de la vie avec et sans Dieu ? « Ton absence ne contenait pas de néant, rien à voir avec un vide, mais au contraire, elle avait son volume, son poids. Elle était remplie d’envies qui n’ont pas pu être réalisées. Elle pesait très lourd. » « En fait, ton absence, ça me brise le cœur. C’est comme ça. Ça s’est passé comme ça. Parfois, il n’y a plus rien à dire dans la vie. Notre histoire est comme cela. »

Ainsi, ce qui est dit de l’expérience de minorité ne vaudrait-il pas pour toutes, orientation sexuelle, handicap, etc. « Nous sommes deux de cette race « maudite » dans la classe, Salim et moi. Nous ne nous sommes jamais dit que nous sommes kurdes, mais nous le savons. Quand tu apprends bien comment te cacher, tu arrives à savoir qui d’autres à des choses à cacher. »

Ainsi enfin, à propos de l’ailleurs, El dorado. « Est-ce que moi, en arrivant en France, je pensais que tout irait bien ? Ma vie serait sauvée ? Sauvée de quoi ? J’ai une nouvelle pour toi, la vie n’est pas plus belle ici. » Une histoire de salut.

Le texte est disponible aux éditions L’espace d’un instant, 2022-2023

C. Plettner, Lettres à Thérèse d’Avila

Lettres à Thérèse d'Avila (poche)

Claude Plettner, Lettres à Thérèse d’Avila, Cerf, Paris 2024

Est paru en janvier en format poche un texte de 2011 de Claude Plettner, ses Lettres à Thérèse d’Avila. Vu le prix ‑ 7 € et moins d’occasion ‑ à peu près personne ne peut, sous prétexte économique, se dispenser d’acquérir ou d’emprunter ces quelques pages superbes.

On a conservé de Thérèse une quantité de lettres, malgré toutes celles perdues (ou brûlées par Jean de la Croix !) dont le volume est aussi important que l’ensemble de ses autres écrits ! Femme de lettres, donc, à tous les sens du terme, Thérèse s’adresse aussi aux hommes et aux femmes du XXIe siècle. Mais certains seront arrêtés par la distance historique et sociologique, par les différences déroutantes dans l’expression de la foi et de la quête de Dieu, telles que vécues par Thérèse en disciple de Jésus.

La fiction d’une correspondance en réponse permet à Claude Plettner, théologienne, de rendre accessible et proche la réformatrice que fut Thérèse, peu après la protestation luthérienne, contemporaine de la fondation de la Compagnie de Jésus et du Concile de Trente. Etre disciples est une aventure et non un état, ou alors, l’état d’aventurier, d’aventurière. Cloîtrée, Thérèse parcourt le monde et la société de son temps à l’égal de ses frères partis à l’assaut du Nouveau-Monde. Et ceux qui la lisent aujourd’hui, même au plus trépident de l’époque, seront accompagnés dans leur propre aventure humaine, qu’ils soient croyants ou non, d’ailleurs.

De nombreuses citations, toujours mises en situation, paraissent écrites pour aujourd’hui pour tenter de dire ce qu’est vivre comme hommes et femmes de désir, désir de la vie bienheureuse, désir de marcher comme Jésus, désir de vivre en frères et sœurs avec ceux aussi que nous n’avons pas choisis. Thérèse et Claude Plettner à sa suite proposent de vivre en grand, en déjouant les illusions, tout spécialement en matière religieuse. Le geste de charité, si petit soit-il, ouvre le monde et dilate le cœur dans une dimension infinie qui permette de tutoyer le divin sans se prendre pour un ange, autrement dit, sans finir comme une bête. Bien utile, au moment où tant de fondateurs de communautés nouvelles ou de prophètes du relèvement de l’Eglise sont démasqués comme des monstres, où tant de chrétiens pour trouver l’extraordinaire de la vie chrétienne se cherchent des maîtres en merveilles… frelatées. Il n’y a de suite de Jésus que dans la banalité, la confrontation au mal et à la mort comme le plaisir des rencontres ordinaires, parce que c’est ce monde que Dieu a tant aimé, qu’il veut comme un Eden.

Au fil des dix-neuf courtes lettres, on visite la biographie de Thérèse et fait connaissance de quelques-uns de ses contemporains ; on lit sa compréhension de l’être chrétien, sa théologie ; on est initié à la pratique de la foi dans l’amour des frères et la prière.

Accueillir – Soigner – Guérir

Huit siècles d’histoire hospitalière dans le Rhône et à Lyon, Une exposition à ne pas manquer

A travers l’architecture (avec des lieux permettant de soigner les corps…. et les âmes), à travers la présentation des organisations propres à chaque établissement (répartition des tâches entre personnel civil et religieux, personnel soignant et intendance), à travers l’appropriation des évolutions sociétales (mixité hommes / femmes) et des évolutions techniques (progrès de la science : vaccination, radiologie, etc..), cette exposition montre bien l’incroyable mobilisation des civils (legs, dons, administration) et des religieux (soins prodigués par des  congrégations) pour prendre en charge les malades, pour « gérer »  par isolement les épidémies (léproseries, maladreries) , et pour accueillir les plus faibles : les enfants, les vieillards, les simples d’esprit, les femmes enceintes et les indigents.

En nous faisant (re)découvrir la longue histoire humaine (accueillants et accueillis) de ces établissements d’hospitalité et de soin, cette exposition est un voyage local où on pourrait reconnaître une concrétisation des Béatitudes en toile de fond (les pauvres en esprit, les affligés, les affamés, etc.)  : Beaujeu (en 1240), Belleville  (en 1733), Condrieu (en 1288), Givors (en 1343), Tarare (en 1673), Amplepuis (en 1811), St-Symphorien-s/Coise (en 1323), Savigny / L’Arbresle (VIème siècle), Vaugneray (en 1783), Villefranche-s/Saône (en 1239). 

L’exposition se divise en 4 parties :
– D’un lieu d’accueil à un lieu de soin.
– Le personnel au service des malades.
– Les secourus et les malades.
– L’hôpital en temps de crise

Infos pratiques (entrée libre dans tous les lieux d’exposition)

  • À Lyon : jusqu’au 17 mars 2024 aux Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon (34, rue du Général Mouton-Duvernet – 69003 du mardi au vendredi de 8h30 à 17h).
  • À Beaujeu : jusqu’au 31 mars à la Maison du terroir Beaujolais (du lundi au samedi de 10h à 12h30 et de 14h à 18h, le dimanche de 10h à 12h30 et de 15h à 18h).
  • À Condrieu : du 5 mars au 29 avril à la médiathèque l’@ncre.
  • À Saint-Symphorien-sur-Coise : jusqu’au 27 mars à la médiathèque Mot@Mot (Mar. 15h/18h30 ~ Mer. 9h30/12h et 3h30/17h30 ~ Jeu/ 12h/14h ~ Ven. 15h/18h30 ~ Sam. 9h30/12h).
  • À Tarare : jusqu’au 23 mars à la médiathèque Jean Besson (Mar. 15h/18h30 ~ Mer. 10h/12h et 14h/18h30 ~ Jeu. 15h/18h ~ Ven. 15h/18h ~ Sam. 9h30/12h30)
  • À Villefranche-sur-Saône : du 7 mars au 5 mai à la Maison des mémoires en Beaujolais.

Le site des archives départementales et métropolitaines

« (…) Frères et sœurs, le premier soin dont nous avons besoin dans la maladie est une proximité pleine de compassion et de tendresse. Prendre soin de la personne malade signifie donc avant tout prendre soin de ses relations, de toutes ses relations (…).  Est-ce possible ? Oui, c’est possible et nous sommes tous appelés à nous engager pour que cela devienne réalité. Regardons l’icône du Bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37), sa capacité à ralentir son rythme et à se faire proche, la tendresse avec laquelle il soulage les blessures de son frère souffrant. Rappelons-nous cette vérité centrale de notre vie : nous sommes venus au monde parce que quelqu’un nous a accueillis, nous sommes faits pour l’amour, nous sommes appelés à la communion et à la fraternité. Cette dimension de notre être nous soutient particulièrement dans les moments de maladie et de fragilité(…). » 
Extrait du message du Pape François pour la 32ème journée mondiale du malade.

J. Sorman, Le témoin (roman)

Joy Sorman, Le témoin, Flammarion, Paris 2024

L’auteure a publié des explorations de recoins de la société, une unité de soins psychiatriques, une gare, une boucherie. Elle récidive, s’immergeant une journée par semaine pendant un an au Palais de Justice. Alors même que les audiences sont publiques, rendant visible l’action du peuple qui juge par le truchement de magistrats, peu de citoyens qui n’y ont été convoqués savent ce qui s’y passe et comment cela se passe.

Paradoxalement, cette action publique fait plutôt penser aux coulisses d’un théâtre et des espaces organisés comme une scène. Les lieux sont aussi des rôles, le parquet, le siège, la barre, le box des accusés, les avocats, les parties civiles, les greffiers, la police, le public. Il y a des costumes, ceux des magistrats qui donnent une impression de pouvoir, de distance et de neutralité, bien distincts des vêtements des prévenus ; il y a une langue technique qui bien souvent échappe aux coupables comme aux victimes : « ici plus qu’ailleurs, le mépris de classe s’exprime dans la langue, le pouvoir est du côté de ceux qui manient le verbe » ; il y a un déroulement ritualisé avec des actes, toujours dans le même ordre, identité du prévenu, résumé de l’affaire, etc.

De ses journées à observer les audiences, l’auteure rend compte de façon documentaire. La matière de son livre n’est guère fictionnelle et a l’objectivité des faits, d’un reportage. Aucun nom n’est donné pour ne pas porter atteinte à la protection de la vie personnelle. Pourtant, il ne s’agit pas d’un essai ou d’une étude sociologique, mais d’un roman. Si Bart est le seul personnage à avoir un nom, c’est d’abord pour des raisons romanesques.

Bart n’est cependant pas un personnage, ou le moins possible. Il est sans qualité, sans psychologie, sans désir, sans histoire. On sait peu à peu ce qu’il finit par penser de la justice en train de se rendre, de la possibilité de rendre la justice, de ce qu’est être coupable ou innocent, de l’intrication, honorée ou non par le personnel judiciaire, de la faute personnelle dans les circonstances sociales (couleur de peau, classes sociales, niveau et type de culture, maîtrise ou non du français, histoire familiale, etc.) Cela autorise une sorte de neutralité, comme l’œil d’une caméra, celle que l’on pense être celle du juge.

Or cette neutralité n’existe pas, pas plus pour Bart que pour les magistrats. Et cette torsion que rend possible la littérature dit le défi voire la folie douce qu’est l’acte de juger quelqu’un. Subrepticement, le verset évangélique se fait entendre mais… « quand Jésus dit ne jugez point, la foule dit ne soyez pas laxiste ».

Le texte paraîtra à charge contre les juges. Et il l’est. Mais ils sont eux-mêmes victimes de leur rôle, agis par leur rôle. L’enceinte de la salle d’audience n’est pas hermétique ; la politique et l’imaginaire social y entrent et influent sur les jugements. La justice dépend des moyens qui la financent, ou non, du manque de personnel, des circulaires ministérielles, du dispositif (comparution immédiate à l’extrême opposé de la cour d’assises, en termes de temps, de moyens, de possibilité de s’expliquer), des prévenus qu’arrête, ou non, la police, de la pression sociale : « Il est plus grave de laisser un coupable dehors que d’enfermer un innocent. »

En face, les justiciables censés être entendus dans leur individualité sont constamment re(con)duits à leur classe, à leur condition. Juger une personne c’est toujours aussi juger une société, et la fiction judiciaire qui ne fonctionne qu’à distinguer strictement les deux se prend dans le tapis de sa contradiction. Il y a un air de Foucault ou, pour le dire plus directement, on se demande pourquoi le travail de Foucault semble avoir si peu eu d’effet sur le processus judiciaire. « C’est parce qu’il ne croit plus en la responsabilité individuelle, parce que je est un leurre, et que moi est incertain – il lui préfère le nous, plus honnête, plus précis – que Bart a le sentiment que la culpabilité de cette femme dédouane tous les autres, le dédouane lui aussi, lui permet de s’extraire de la longue et complexe chaîne des causalités […] ; une femme paye pour nous, la réprouver est notre soulagement et notre acquittement. » Les experts sont toujours des psychiatres, jamais des sociologues. Pourquoi donc ?

Qu’est-ce que juger ? En quoi faire souffrir, priver de liberté, répare le dommage ? Là, c’est un air nietzschéen qui se fait entendre : « Comme si la souffrance administrée à l’accusé pouvait être mise en rapport avec la souffrance vécue par les victimes, comme s’il existait une économie de la souffrance et des punitions et que l’administration d’une douleur en compenserait une autre. » En quoi la punition n’est-elle pas vengeance ? Comment faire pour qu’il n’en paraisse rien ? « On assigne à la répression d’autres objectifs, on lui attribue des propriétés bénéfiques, on détourne l’attention, on évoque la rééducation le redressement, la guérison, et châtier n’est plus seulement cette tâche ingrate, peu glorieuse, châtier deviendrait presque aimer, car qui aime bien châtie bien. »

Qu’est-ce que juger si les lois (contre le terrorisme) permettent de condamner sur ce que le prévenu aurait pu commettre et non seulement sur les actes effectivement commis ? Que faire avec ou pour les multirécidivistes qui ne semblent pas comprendre les avertissements des premières peines quasi systématiquement assorties de sursis ? « La prison n’est pas seulement un lieu de privation de liberté […] mais un lieu d’amenuisement des corps », de désocialisation, de disparition sociale.

Les assises échappent peut-être seules au verdict sévère de l’auteure, de son observation ; « si punir n’est pas glorieux, si la justice ne répare rien, parler et écouter, le minimum requis dans cette enceinte, peuvent être avantageux, estimables. »

« Bart était venu au palais voir si la justice était juste, et elle l’était rarement. » N’est-elle pas une comédie dès lors que la société qui la rend est inégalitaire, cadre de discriminations ? Comment peut-elle continuer à énoncer que nul n’est censé ignorer la loi, alors que celle-ci est toujours plus complexe et spécialisée, ? Bart est pris par « un sentiment non pas de pitié pour cet homme perdu et violent, mais d’injustice, celle évidente et implacable de la vie, sa condition inégalitaire, cette injustice de la naissance que la justice ne corrige jamais, ne compense pas, mais plutôt accuse, aux deux sens du terme ». Il semble que devant tant d’arbitraire qui finit par prendre l’allure de l’absurde, sous les atours de l’institution juste, il ne reste que la prière ! « Alors Bart prie en silence pour la relaxe. » Les condamnés s’en remettent si souvent à une autre justice, la justice… enfin.